La compagnie Ariart de Kani Kéli avait offert un beau moment de théâtre aux spectateurs samedi dernier en programmant « Ô bord de la nuit » de la compagnie réunionnaise et malgache Kerbeton. Le sujet difficile était presque en télescopage avec notre actualité judiciaire : une femme refuse la perte de son enfant. On entre alors dans tout ce que les méandres du cerveau peuvent induire.
« On ne meurt pas, on devient », prévient l’auteur Vincent Fontano, qui a réussi là une mise en scène hors du commun.
« Qu’est ce qu’on peut bien faire après ça ? », aurait traduit Goldman. Une femme est effondrée dans l’obscurité, un cadavre auprès d’elle. C’est celui de son enfant. Elle vient de le perdre à l’accouchement. On le comprend à travers ses cris et sa douleur. Elle bascule peu à peu dans la nuit, pas loin de la folie, elle n’accepte pas : « tu n’es pas mort, sinon je suis quoi moi ? Je deviens quoi ? Tu n’es pas mort car une bonne mère ne laisse pas mourir son enfant. » C’est à la fois la négation de sa maternité passée et actuelle. Dans sa tête.
Car nous sommes dans sa tête, entre folie et raison, dont peu à peu celle de la voix de son fils, incarnée par un pantin, admirablement rendu à la vie par la marionnettiste, et jouée par une autre comédienne : « ton chagrin nourrit ta rage, et ta rage t’enlève le peu de force qu’il te reste pour vivre. »
« Tu as été mère bien avant ma naissance »
C’est donc un trio, en total désaccord au début de la pièce, qui finit par ne former qu’une personne à la fin, lors de l’acceptation de la mort, qui passe par une affirmation qui se fait peu à peu jour en elle, par le biais de son enfant, « tu as été mère bien avant que je naisse, et tu le seras bien après », et la conclusion comme un garde fou contre l’oubli, « tu diras mon nom ? Même quand d’autres enfants seront là, prendront ton amour, tu diras mon nom ? »
C’est la mise en scène qui prend le pas même sur le texte, avec cette image forte de cette marionnette que les deux comédiennes, Tolotriniaina Solomanana et Prisca Miarininina, parviennent à rendre étonnamment vivante, preuve à l’image de la,place que peut prendre un défunt. Vincent Fontano s’explique sur le thème : « cela fait longtemps que je travaille sur la peur, et la peur la plus forte c’est celle de la mort. » Mais il y a autre chose, deux autres raisons, « l’une est artistique, je voulais traduire la forte mortalité infantile que connaît Madagascar, l’autre intime, je viens d’être papa et j’ai failli perdre ma fille. » Ce qu’il met dans la bouche de la mère, il aurait souhaité qu’on le lui dise, du fond de sa détresse, « tu as été père avant, et tu le seras après »…
L’enfermement
C’est donc une écriture sur le chagrin, magnifié par cette expression d’un trio tout à fait vivant. Les publics des trois îles ne l’ont d’ailleurs pas vécu de la même manière : « le public réunionnais est plus distant, et considère ma vision comme relevant du ‘fantastique’, alors qu’à Madagascar, il est vu comme réaliste au contraire. » Et à Mayotte alors ?
Plusieurs collégiens et lycéens étaient présents samedi soir, et l’adhésion et la compréhension sont impressionnantes : « on voit que c’est une histoire vraie cette souffrance d’une mère qui perd son enfant. Je connais une maman dans ce cas, elle s’est complètement enfermée sur elle-même », témoigne l’une d’entre elles. Alors qu’un autre témoignage arrive, violent : « j’ai 18 ans, mais j’ai déjà accouché deux fois, et j’ai perdu deux fois mon enfant. Ça raconte très bien ce qu’on vit », raconte une jeune fille qui ne peut contenir son émotion.
« C’est pour cela que je l’ai écrit, j’espère faire du bien », lui répondra Vincent Fontano. Au bénéfice des habitants de Rodrigues où se jouera la prochaine représentation.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
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