Avant de se produire en concert dimanche soir à Dembéni, cet ex-musicien de Nougaro a pris les devant, pour tenter expliquer ce qu’il est difficile de nommer, mais qui emmène son auditoire vers des sphères qu’il nous aimerait accessibles. Ce n’est pas de sa faute à lui, Bernard Lubat, si le rythme du jazz s’est affranchi de lui-même ces dernières années, « il s’est autocritiqué ».
Baguette en main, on a de suite une démo : enregistré, puis diffusé, il juxtapose un autre morceau, comme s’il y avait deux musiciens, lorsqu’un autre son surgit, un violon, ou un saxo, venu de nulle part.
Il faut dire que cette musique discontinue, ils la produisent à deux, ou plutôt à trois, puisque l’ordinateur, « la machine », s’en mêle, et s’est emmêlée d’ailleurs, puisqu’il a fallu remettre trois fois le métier sur l’ouvrage dans l’auditorium du CUFR à Dembéni ce jeudi soir. Notre oreille peu habituée à cette absence d’homogénéité, est rassurée par les explications de l’artiste, féru de jeux de mots autant que de jeux de notes.
Jazz made by Lubat face au debah
C’est surtout un philosophe. « Le jazz est une musique qui a redémocratisé l’improvisation. Et l’improvisation, c’est se souvenir de ce qui n’est pas encore arrivé. Le jazz existe depuis un siècle, mais est en perpétuelle évolution. C’est un commencement qui n’en finit pas. »
La musique c’est pour lui un partage, une rencontre. Qui a ses limites. Polyrythmies mahoraises et jazz made by Lubat face à face, ce n’est pas gagné : « Nous avons eu un échange avec un groupe de chants de femmes mahoraises accompagnées de musiciens jeudi. Il y avait de l’intérêt motivé par nos différences, mais pour échanger, il faut y perdre un peu chacun, et pour ça, ne pas avoir une tradition fermée sur elle-même. » Il a donc improvisé, « les musiciens étaient décontenancés en face ». On les comprend.
Et pourtant, l’échange est faisable quelque soit la langue selon lui : « Au Brésil, j’ai commencé en utilisant un métalangage », lance-t-il avant d’émettre des borborygmes « Chigloungloungchawala » mélodieux, au rythme bien senti, « l’autre a fait pareil et on a abouti à un dialogue. Après, on peut tenter de définir la musique écrite, comme celle de Debussy, mais ce que j’aime, c’est la capacité de faire autre chose. »
Innover à tout prix ?
Boulez à l’appui, les capacités de l’électronique sont mises en avant ce soir là, l’archétype de la musique contemporaine : « La musique peut faire danser, mais doit faire penser aussi. On doit se sentir interpellé, pas en sécurité. » C’est réussi lorsqu’on écoute ce que produit leur logiciel Improtek, mis au point au CAMS et à l’IRCAM, « c’est un conglomérat de différences. Le rythme, au bout d’une certaine complexité, on ne sait plus où on va. On n’est pas capable ni technologiquement, ni psychologiquement de jouer ça »… Les auditeurs sont-ils rassurés ?
Son objectif, c’est le déséquilibre permanent, celui qui incite à se réinventer : « Picasso a dit, ‘le style, c’est la mort’. On est obligé d’imaginer pour ne pas rester serviteur du marché. » Une course sans fin vers l’avant, puisque le marché attrape vite les tendances.
Un spectateur s’interrogeait sur l’intérêt d’avoir recours à l’électronique, qui propose un instrument au hasard en se basant sur la hauteur des sons produits par le musicien, « on ne sent pas la pulsion personnelle ! », s’exclamait-il. Il avait droit comme réponse à une pirouette à la Lubat, « ça m’oblige à réfléchir, la musique est dur à l’oseille. »
On peut résumer Bernard Lubat par sa citation de Vilar : « Il faut avoir le courage et l’opiniâtreté de proposer au spectateur ce qu’il ne sait pas qu’il désire. » Quel qu’en soit le résultat, vous irez donc à la rencontre de vous-même dimanche soir, à 20h au CUFR pour un concert de l’Uzestois Bernard Lubat à Mayotte : « On y improvisera une relation, tant pis pour vous ! », comme une promesse.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
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