C’est le continuum de l’action de l’association ADOMTOM de Marcel Rufo : Isabelle Tepper, directrice d’ADOMTOM et le pédopsychiatre spécialiste en ethnopsychiatrie Saïd Ibrahim, se rendent régulièrement à Mayotte, au devant des professionnels travaillant auprès des adolescents de l’île. Ce dernier avait incité le pédopsychiatre de renom, Marcel Rufo, et son association, contraction de « Ado » et « DOM-TOM », à se pencher sur les difficultés de nos ados.
C’est d’abord un homme simple que nous rencontrons. Et que l’expérience mahoraise a changé. Lui qui vient de publier « Mes parents sont fragiles », un questionnement sur la parentalité idéale, n’hésite pas à se remettre en question à l’issue de ce séjour mahorais : « Moi le sachant, le professeur d’université, je me suis rendu compte à Mayotte que je ne savais rien, j’ai beaucoup appris. »
Sur notre territoire, qui regorge d’enfants et d’ados, il ne s’est pas senti en insécurité : « J’entends les personnes que j’ai reçu en consultation dire leurs craintes chaque nuit, mais je ne voudrais pas définir la société mahoraise sous cet angle. » Si quelques jours passés sur l’île ne suffisent pas à envisager l’ensemble des problèmes, et à se forger des certitudes, Philippe Duverger est parvenu à cerner la difficulté commune à l’ensemble de ces adolescents : l’identité.
« Que veut-on pour nos jeunes dans 10 ans ? »
« Il y a ici beaucoup de cultures, d’histoires différentes, les enfants sont perdus. Ils circulent d’une île à l’autre, d’un monde à l’autre, mais où sont-ils inscrits ? Ne serait ce que sur le plan de l’Etat civil ou de l’école ? Ils n’ont pas d’histoire, de patrimoine, de culture. Ils sont là aujourd’hui, mais ne savent pas où ils seront demain, ils sont suspendus », analyse-t-il.
Des enfants qui ne rêvent plus, « or, l’adolescent est un être qui doit s’interroger sur son origine, se souvenir des histoires racontées par sa mère, des moments partagés en famille, qu’ils soient durs ou agréables, pour savoir où il va. Mais à Mayotte, ils sont sur ‘pause’, ils n’arrivent pas à passer à autre chose. »
La parentalité et les politiques menées sont bien sûr en cause : « Ici, on gère les affaires courantes, on ne pense plus. La réponse à une grève, c’est une somme d’argent. Il faut se remettre à penser, à se questionner. Qu’est ce qu’un jeune de 15 ans ? Que veut-on pour lui dans 10 ans ? » Des réponses que peuvent apporter les pédopsychiatres, en travaillant notamment avec les cas cliniques : « Nous avons fait notre travail si nous avons aidé l’adolescent à penser. Sinon, il va passer à l’acte.
Le contexte de l’île ne rend pas les choses faciles : « L’adolescence est un passage vers une autonomie, sans être seul pour autant. Mais ici, ils sont constamment sous dépendance, de papiers, de chercher de la nourriture. Comment peut-on penser ou rêver quand on a peur ?! » De plus, ils sont parfois très seuls.
Nouveau service de pédopsychiatrie
Toutes ces analyses sont partagées par les interlocuteurs locaux d’ADOMTOM, que sont le Centre médico-psychologique du CHM, Tama pour sa maison des adolescents, Auteuil pour Msayidie, et le vice-rectorat. « Des professionnels de grande qualité, mais seuls, parfois jeunes, et un peu perdus », rapporte le professeur, « ils se plaignent d’être ‘le nez dans le guidon’. »
Il a pu mener des consultations conjointes et a noté qu’une simple concertation permettait de prendre du recul, « sans solution pour un adolescent de 16 ans sans papier, donc exclu d’une prise en charge, ils ont pu dégager des pistes. Pris par la spirale de la violence quotidienne, et en charge de beaucoup d’histoires, ils n’ont plus de recul. »
C’est un soutien non négligeable que va apporter le nouveau service de pédopsychiatrie de l’hôpital, qui sera inauguré dans quelques semaines : « Il le faut, car beaucoup de professionnels d’associations s’épuisent ici, beaucoup vont partir. Or, le turn-over est mauvais pour la construction de l’adolescent qui a besoin de stabilité. Et les jeunes sont plus facile d’accès ici que les ados ‘difficiles’ de métropole », souligne-t-il.
Expérience réussie à Dzoumogné
Le docteur Saïd Ibrahim évoque une expérience et l’engagement du principal collège de Dzoumogné, et son assistante sociale : « Ils ont mis en place un programme de sensibilisation où les adolescents peuvent évoquer les violences ou les addictions, devant même le principal. Le problème de confiance dans l’adulte y était central. Le principal, sans trahir la parole des jeunes, a ensuite invité les parents par village, et leur a expliqué que l’adolescent devait être porté par eux et pas l’école. »
Difficile d’accompagner un jeune sans ses parents, rappelle Philippe Duverger, qui évoque une école de la parentalité dans le droit fil de son dernier ouvrage : « Pas dans le sens de la définition du parent idéal, mais plutôt tournée vers l’adolescent, en lui demandant d’envisager son père ou sa mère. En se projetant, cela évitera peut-être à des filles de 15 ans de devenir des mères précocement. »
Un travail qui doit être fait « en revenant à la grande histoire de l’île et à son organisation familiale traditionnelle d’une parentalité élargie autour de l’enfant », selon Saïd Ibrahim.
Philippe Duverger insiste sur le besoin pour un adolescent de repenser ses souvenirs intimes, « qu’ils soient bons ou mauvais. Au lieu de cela, ces jeunes sont en panne, pas vides, mais en panne. Ils sont dans la rue, figés dans un instantané. On serait tous déprimés à leur place ! »
ADOMTOM ne lâche pas le territoire, « nous serons là vers la fin octobre », annonce Isabelle Tepper, appuyée par Philippe Duverger qui compte revenir, « surtout si un DU spécialisé dans l’adolescence est mis en place. »
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
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