Le debaa est certainement la danse traditionnelle la plus connue et la plus emblématique de Mayotte. Elle fait l’objet d’un grand engouement depuis plusieurs années, au point que France Musique lui a consacré un prix en 2009 et qu’une chaîne de télévision locale, Télémante, a été créée spécialement pour diffuser les prestations de ses différents groupes. A mi-chemin entre pratique dévotionnelle et récréative, le debaa trouve son origine dans le soufisme (la branche mystique de l’islam).
La chorégraphe Elena Bertuzzi, de passage à Mayotte pour monter un spectacle avec les jeunes danseurs de l’association Hip hop Evolution, effectue des recherches sur cette danse, pour nourrir sa propre pratique chorégraphique. Elle a participé au tournage d’un documentaire sur le sujet, réalisé par Laure Chatrefou et produit par Mayotte 1ère, qui sera bientôt diffusé dans les différents festivals culturels européens. Quelques extraits en ont été montré au public du centre universitaire, vendredi midi, pour illustrer la conférence. Le groupe de debaa de Bambo Ouest offerait, quant à lui, quelques prestations en live.
Une pratique favorisant “l’oubli de soi”
Si le debaa est considéré comme une danse traditionnelle, il n’est pourtant pas si ancien que cela à l’échelle de l’histoire de Mayotte. Il a été créé dans les années 60, lorsqu’un maître coranique comorien est venu donner une représentation de chant soufi sur l’île. Les femmes, fascinées, se sont alors appropriées cette pratique. Elles l’ont transformée à leur manière en y ajoutant des mouvements chorégraphiques ne faisant intervenir que la partie supérieur du corps. Cette pratique, à l’origine réservée aux hommes, est donc devenue à Mayotte exclusivement féminine et à vocation en partie récréative.
La dimension mystique de cet art est toutefois toujours très présente. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter les témoignages des danseuses de debaa, recueillis par Elena Bertuzzi dans son documentaire: «C’est un moment de bonheur où j’oublie tous mes soucis», «Je me sens dans un autre monde» ou encore «Lorsque je danse, je ne pense qu’au moment présent et à rien d’autre». La foundi de debaa de Hamjago raconte d’ailleurs dans ce même documentaire qu’elle a besoin de se mettre dans un état proche de la transe pour composer et «recevoir les belles paroles que le divin lui envoie».
Les “qasidas” comme sources d’inspiration
L’origine du mot “debaa” fait l’objet de controverses, mais l’hypothèse la plus probable est qu’il viendrait du nom du célèbre écrivain yéménite du 15ème siècle Al Dayba, qui composait des poèmes mystiques. Ceux-ci, appelés “qasida” en arabe, sont constitués principalement de louanges à la naissance du prophète Mohamed. Si certains évoquent également le plaisir généré par le vin et les femmes, Elena Bertuzzi nous explique qu’il s’agit en réalité «d’une métaphore de l’oubli de soi dans le divin».
La chorégraphe a répertorié une centaine de groupes de debaa à Mayotte et a déjà travaillé avec une trentaine d’entre eux. Selon elle, les Mahorais ont souhaité mettre plus particulièrement cette danse en avant, en tant que pratique culturelle de l’île, à cause de ses racines religieuses, jugées prestigieuse par la majeure partie de la population. Depuis les années 1970, période où le debaa a été mis à l’honneur par les journalistes de RFO, les chorégraphies sont devenues de plus en plus riches et élaborées.
Une pratique compétitive
Les représentations de debaa se déroulent souvent à l’occasion des départs ou des retours de la Mecque, ou en guise de rituels de remerciements à Dieu pour la réalisation d’un souhait (mariage, réussite d’un diplôme, etc.). Cependant, les interprètes de debaa se réunissent également régulièrement pour se livrer à des compétitions entre villages. Chaque groupe rivalise alors d’inventivité pour surpasser ses adversaires, ce qui crée une émulation favorisant la création artistique. Lors de ces rencontres, 4 groupes se défient en dansant sous des tentes appelées “bandja” (sortes de chapiteaux installés pour abriter les femmes du soleil). «Au cours de ces rencontres, les femmes apprennent à accepter la confrontation et à la dépasser», explique Elena Bertuzzi.
Dans un debaa, la meneuse chante d’abord a capella, puis le choeur reprend ses paroles. Tout le monde chante ensuite ensemble par la suite
Si à l’origine, seules les femmes plus âgées (les foundis) composaient les paroles et les gestes du debaa, ce n’est plus le cas aujourd’hui. De plus en plus de jeunes femmes se mettent en effet à participer à la création des debaas. Ainsi, il n’est pas rare de voir une grand-mère et sa petite fille composer ensemble. «Il s’agit d’une création collective intergénérationnelle», précise la chorégraphe. Celle-ci nous explique que le rôle de la meneuse est seulement d’insuffler de l’énergie au groupe, mais qu’il n’y a pas de hiérarchie à proprement parler. Pour elle, ce serait le reflet de la façon de vivre des femmes de Mayotte au quotidien. «C’est une véritable pratique démocratique», conclut-elle avec une pointe d’admiration.
Le debaa à l’Institut du Monde Arabe
Des extraits du documentaire tourné par Elena Bertuzzi et Laure Chatrefou seront bientôt diffusés à l’Institut du Monde Arabe de Paris. Celui-ci organisera en effet une exposition sur les différentes pratiques artistiques du monde arabo-musulman de mars à juillet prochain, à l’occasion de ses 30 ans d’existence. Ses responsables ont souhaité mettre plus particulièrement le debaa à l’honneur lors de cette exposition, afin de faire connaître cette pratique artistique en occident.
Nora Godeau
www.jdm2021.alter6.com
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