« Autopsie d’une île morte »
« La crise sociale qui a secoué Mayotte durant sept semaines a mis en lumière notre incapacité à nous mettre d’accord sur les vrais enjeux. Je crois avoir exprimé trop rapidement mon euphorie lorsque élus, syndicalistes et collectif s’étaient réunis le 28 mars 2018. Je pensais vraiment que les vraies négociations allaient commencer sur une base commune pour espérer enfin sortir du marasme. Mon espoir fût de courte durée. Vous imaginez ma déception. Bien sûr que je me force de garder espoir quitte à passer pour un imbécile. Qui est responsable de la situation qui aura plongé une île déjà souffrante dans l’agonie? L’Etat, les élus, l’intersyndicale, le collectif, le monde économique ou la société civile: chacun a sa part de responsabilité. Nous avons laissé les choses pourrir parce que chacun voulait cueillir le fruit amer d’un arbre imaginaire dans un mouvement qui n’a pas livré tous ses secrets.
L’Etat et les élus ont sous-estimé l’ampleur de la crise et se sont mis hors-jeu dès le début du soulèvement. Les élus sont inaudibles et la fracture est évidente avec le peuple. En dépit des visites savamment orchestrées et mises en scène par la chaîne de télévision du service public à l’hôpital, dans un collège de la commune de Mamoudzou et l’intervention au journal télévisé de 19 heures du Délégué du gouvernement, le discours officiel est sans saveur. L’immense majorité de la population ne croit pas. La confiance est rompue. Le coup de force engagé pour lever les barrages est une victoire de façade. Le Mahorais est de nature pacifiste mais déterminé. Le procureur a rappelé la loi en matière d’entrave à la circulation. Il est dans son bon droit pourvu qu’il n’interdise pas le droit de grève ou la liberté d’expression.
Le Mahorais aspire à vivre en paix et en sécurité, deux fondamentaux qu’il convient de rappeler aussi. Les agressions physiques, les cambriolages à répétition dont nous avons été la cible n’ont pas eu le même traitement. Par ailleurs, il faut aussi se rappeler que les frontières sont toujours poreuses. Le ministre comorien des affaires étrangères pavoise à la télévision du service public dépêchée à Moroni pour mettre en scène son spectacle de désolation. Les Kwassa kwassa affluent au grand dam des Mahorais. Les réponses du gouvernement sont insuffisantes et la crise qui a perduré et a fait de ravages dans l’île. Les indiscrétions issues des négociations indiquent des timides avancées voire la reprise d’anciens projets déjà actés : hôpital de Petite Terre, 120 millions d’euros destinés aux PMI pour remplir une corbeille historiquement trouée. L’écoute est bonne dixit un élu de Conseil départemental mais elle ne résout pas les problèmes du moment. L’île s’enlise et le chaos économique s’installe.
Doit on se préparer au « Tout ça pour ça » ?
Bientôt nous aurons les yeux rivés à Paris car à la mi-avril, la mission rendra son rapport à mi-parcours en présence du Premier Ministre. Les élus Mahorais seront reçus au Ministère des outre-mer. Ils seront nombreux à s’y rendre. Le moment est solennel. On imagine une couverture exceptionnelle de l’événement par les médias nationaux. Je suis impatient de connaître le résultat. Mais ce qui est sûr, nous seront nombreux ce jour-là à nous interroger: « tout ça pour ça? » Mais en fin de compte, nous aurons perdu plus, beaucoup plus sinon davantage que ce que nous espérons gagner. Ce ne sont pas les mesurettes concoctées ici et là dans l’urgence qui vont sortir notre fragile tissu économique de son agonie.
Les emplois détruits aujourd’hui ne se recréeront pas de si tôt. Une décennie ne sera pas de trop pour que les entreprises déjà fortement touchées par la crise de 2011 retrouvent à nouveau leur équilibre, mais à la condition que d’autres obstacles ne viennent encore obérer leur situation. En Outre-mer en général et singulièrement à Mayotte, les crises sont prévisibles tant les insuffisances sont nombreuses. L’Etat et les gouvernements accusent un retard dans l’appréciation des situations parfois les plus élémentaires. Les diagnostics sont faits par d’autres que par les intéressés, par d’autres que par les autochtones, par d’autres que par les communautés de destin vivant sur ces territoires.
Le recours systématique à une expertise exogène fausse l’exposition des vrais enjeux. Pour rappel, nous avons eu l’épisode de « l’ambassadeur à la coopération régionale » et celle du « commissaire au développement endogène ». Je mets au défi quiconque capable de m’indiquer une seule mission ou un projet porté et réussi. L’effet placebo aura fonctionné le temps d’une mandature. La maladie n’a pas été soignée. L’île agonise pour peu qu’on veut se rendre à l’évidence mais l’agonie ne date pas d’aujourd’hui. C’est un processus long et soigneusement entretenu par les différents gouvernements dont les responsabilités sont partagées. L’Etat ne peut pas s’en dédouaner, les élus Mahorais non plus.
Relance des travaux d’investissement
Pour espérer retrouver un semblant d’équilibre, il faudra une relance franche et massive de l’activité qui ne se résumera pas à l’octroi de quelques piètres subventions aux entreprises. Les effets d’annonces sont nombreux et les commissions se forment déjà tout comme les corporations. Je suis persuadé que le gâteau ne sera pas conséquent pour des appétits multiples et féroces. Les différents organismes représentatifs ou pas, les associations nouvellement créées de toutes pièces se bousculent au portillon et s’improvisent experts. Je parie que la déception sera aussi grande que l’appétit affiché. Je ne suis pas mauvaise langue, je ne dénonce pas, je préviens.
Pensons à d’abord panser les plaies de la crise et envisager le développement de notre île à commencer par notre économie.
Comment relancer l’activité économique dans une mare de cacophonie? Une seule option est possible : la relance du BTP et de la commande publique. L’Etat et le conseil départemental sont la locomotive. Ont-ils la volonté d’inscrire l’île dans cette démarche ? Je n’en suis pas très sûr mais j’ose espérer un sursaut d’orgueil de leur part.
En l’absence d’un tourisme florissant et d’une industrie active capables de tirer notre modèle économique vers plus de croissance, notre espoir réside dans le transfert public massif, la solidarité nationale, détour indispensable pour une relance les travaux d’investissement pourvoyeurs de mains d’œuvre et d’emplois directs et indirects. À Mayotte, pour diverses raisons, des vieux projets sous maîtrise d’ouvrage de l’Etat et du Conseil Départemental moisissent dans les cartons des services alors que de l’argent public a été dépensé pour les études. D’autres sont évidents mais ignorés. L’état actuel de notre économie impose leur prise en main de manière rapide:
1- La zone industrielle de Kawéni est le poumon économique de Mayotte. Construite au milieu des années 80 par le Conseil général et le SMIAM elle est dans un état pitoyable et indigne. Les travaux de mise aux normes ne sont réalisés que sommairement, lorsque tout va mal. Les anciens maîtres d’ouvrage sont absents et les entreprises sont livrées à elles-mêmes en l’absence d’un règlement de lotissement, d’un syndic de copropriété. 200 millions d’euros seront probablement insuffisants pour la réalisation des travaux de modernisation de cet outil essentiel à notre économie: Assainissement des eaux usées et pluviales, Modernisation du réseau électrique, Réhabilitation du réseau routier, Aménagement numérique, Connexion entre les deux zones (zones Neil et ZI de Kaweni), Installation et modernisation des bornes incendie. Création de parkings et trottoirs.
Voilà un projet qui ne souffre absolument pas de la problématique du foncier et qui a le mérite d’être indispensable pour le développement de nos entreprises et de notre principal outil économique.
2- Les gares maritimes de Dzaoudzi et Mamoudzou sont deux vieux projets devant être réalisés depuis 2011. Les études sont déjà réalisées. Une mise à jour est certes nécessaire. Pour rappel, ce projet devait être réalisé pour accompagner la modernisation de l’aéroport en prévisions de l’augmentation du trafic aérien et de la flotte du STM. Le projet estimé à 40 millions d’euros à cette époque, coûtera probablement le double aujourd’hui. Comme la mise aux normes de la zone industrielle de Kaweni, il n’est pas sujet à une recherche interminable de foncier.
3- Le ponton de la base nautique de Hagnoundrou. Initié en 2009, les études sont terminées et le projet est resté dans les cartons pour de minables et obscures raisons politiciennes. Il coûtera 3 millions d’euros.
4- Le CFA des métiers. Initialement prévu à Sada, pour de raisons encore politiciennes le projet a été transféré à Ouangani. Il ne verra jamais le jour. La bêtise humaine aidée de petits calculs politiciens de salon aura eu raison du projet. Ainsi des centaines de jeunes sont sacrifiés parce que certains décideurs politiques voulaient assouvir leurs rancœurs. Le projet coûtera la bagatelle de 40 millions d’euros. Le site de Ouangani devant accueillir le projet est toujours disponible. Il est indispensable pour le département en vue de l’exercice plein et entier de sa compétence en matière de formation professionnelle. Mayotte est le seul département à ne pas disposer d’un CFA de métiers et pourtant il est très probablement l’un des plus nécessiteux.
5- Le gymnase de Dzoumogné. Le foncier est disponible et une bonne partie des études réalisée. Il est estimé à 9 millions d’euros. Il est malheureusement oublié dans les cartons du Conseil départemental.
6- La déviation de Dzoumogné. Le pont Bailey provisoirement installé à l’entrée du village, il est en place depuis 20 ans contraignant les engins de plus de 26 tonnes à faire le grand tour pour rejoindre les communes de l’extrême nord. Le projet de contournement est prévu depuis des années. Inscrit dans le CPER 2014-2020 pour un coût d’objectif de 9 millions d’euros, il est toujours attendu. L’Etat en est maîtrise d’ouvrage.
7- Le Lycée polyvalent du Nord. Prévu initialement sur un site situé à Dzoumogné pour une ouverture en 2014, le projet est régulièrement déplacé: Longoni, puis Mtsamboro et Mtsangamouji maintenant. Manifestement, il y a un manque de volonté pour faire aboutir ce projet. Depuis 2012 les salles de classes de l’ancien PPF de Bandraboua font office d’annexe du Lycée polyvalent de Dzoumogné. La convention entre le SMIAM, la commune de Bandraboua et le Vice-rectorat prévoyait une occupation temporaire ne devant pas excéder les 2 ans. Nous sommes à la quatrième année.
Laboratoire, stades et écloserie
8- Plusieurs projets structurants moins consommateurs de foncier peuvent être envisagés dans le court terme. Au pif, je pense à :
– La réhabilitation du centre d’hébergement Abdallah MAMY et le gymnase de Kavani à l’abandon aujourd’hui
– La mise aux normes du Stade de Chiconi et le gymnase de Labattoir
– Le stade de Kavani : le chantier est à l’arrêt sans qu’on sache le pourquoi du comment. Le complexe est intéressant en terme d’aménagement. Il n’y a pas que le terrain de football. Il y a un plateau polyvalent, une piste d’athlétisme et un court de tennis. L’infrastructure est à l’abandon et tombe en ruine. Avec un peu d’imagination et une grosse dose de volonté, elle peut être redimensionnée dans sa reconstruction aux standards internationaux. L’emprise foncière est conséquente et disponible. Située à proximité d’un centre d’hébergement lui aussi à l’abandon, le site est potentiellement stratégique pour accueillir des événements sportifs de dimensions régionales et internationales. Mais encore… Le conseil départemental ambitionne d’organiser les Jeux des îles de l’océan indien en 2023. Sa candidature est déposée mais cela ne suffira pas. L’état des équipements sportifs territoriaux vétustes est déplorable. L’occasion lui est donnée pour la remise à niveau de l’existant avant de songer à construire du neuf. C’est un défi à relever
– La remise à l’état de l’écloserie de Koungou pour relancer l’aquaculture. La structure est abandonnée depuis trois ans pour des raisons obscures
– La construction d’un laboratoire vétérinaire. Ce projet vieux de plus de 10 ans est dispensable
– La RN1 entre l’aéroport et Dzaoudzi. C’est la première voie qu’un primo arrivant empreinte à son arrivée. Elle reflète l’image de notre île. C’est presque une honte. La déception est encore plus grande lorsqu’on s’arrête devant la gare maritime de Dzaoudzi.
– La RN2 Mamoudzou-Mtsamboro: Elle dessert le port de Longoni. Réaménagée en 1993 lors de la mise en route du premier quai du port, elle n’est plus adaptée au trafic routier actuellement. L’installation des patates sur le tronçon Mamoudzou -Kaweni n’a pas arrangé la circulation. La traversée des villages est rendue encore difficile de par l’augmentation du trafic sur le tronçon
– Au terre-plein de Mtsapéré: Réalisé en même temps que les travaux d’allongement de la piste d’atterrissage de l’aéroport de Pamandzi, le terre-plein de Mtsapéré est ce terrain vague où s’est érigé le siège de la DEAL Mayotte tel un oasis dans le désert. Propriété de l’État jadis, il semblerait qu’il a été transféré à la commune de Mamoudzou. Il nécessite un réaménagement. C’est le symbole évident que le foncier à Mayotte n’est pas le seul obstacle à notre développement. Disponible depuis bientôt 20 ans, aucun projet sérieux n’est envisagé. Démonstration est faite que c’est notre île qui est malade
– La relance du logement social. Après l’événement tragique ayant causé la mort de 5 membres d’une famille à Koungou, la Ministre annonçait une production massive de logements pour lutter contre le logement indigne. Mais l’émotion est passée. On n’entend plus parler du sujet. Les réunions de crise se sont estompées aussi vite que les pluies diluviennes. On en reparlera l’année prochaine. Il est fort à parier que nous serons au même stade.
Les sueurs froides du procureur
Pendant ce temps, le « sauveurs » de l’île se multiplient par la force, par la rue, par défaut. Chaque composante de la société mahoraise a choisi sa propre tactique pour émerger. Devant cette multiplicité de stratagèmes et de stratèges l’Etat va devoir rebattre les cartes. Je n’en suis pas très sûr. Pour mesurer l’effervescence politique d’un pays, d’un territoire, il convient d’ausculter les messages sur les réseaux sociaux ou les tags. Ses communications anonymes pour certaines, sont un excellent baromètre. À Mayotte, depuis quelques semaines, une forte fièvre s’est emparée des « mur »: « La lutte contre l’insécurité et l’immigration clandestine ». C’est la solution à tous les maux de Mayotte, de quoi donner parfois des sueurs froides au Procureur de la République.
Et chacun d’oublier qu’au delà de l’insécurité et de l’immigration, notre survie est étroitement liée à notre capacité à imaginer des outils économiques susceptibles de tirer notre propre croissance vers le haut d’abord.
La France jadis florissante, n’a plus les moyens de ses ambitions, qu’on se le dise. La dette publique déplafonne d’année en année et son budget annuel déprime. Elle s’est imposée une rigueur budgétaire drastique qui fragilise les collectivités. Les fonds européens sont un leurre sinon l’Europe serait en plein emploi. Oui nous avons besoin de l’aide et de beaucoup d’aide. Mais comme disait si bien le regretté Thomas SANKARA: « nous avons besoin de l’aide pour nous aider à nous passer de l’aide ». C’est peut-être une utopie mais je vous invite à la méditer. D’autres avant nous ont fait le pari d’inscrire leur territoire dans cette dynamique car la situation économique du monde moderne l’exige.
Le développement d’un territoire se mesure par la qualité de son système d’éducation, sa stratégie de formation, son système de santé, ses infrastructures, la qualité de son appareil productif et la performance de ses entreprises. Nous n’avons ni l’un ni l’autre. »
Issihaka ABDILLAH
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