Il est huit heures, ce mardi matin. Depuis son siège, le juge Pascal Bouvart égrène les affaires qui doivent être jugées ce jour au tribunal correctionnel. Alors que d’aucuns prévoyaient des renvois systématiques, le magistrat a fait le choix de juger les affaires convoquées. A sa gauche, le procureur Rieu arbore sur sa table une simple pancarte “justice maltraitée, magistrat en grève”.
“Des collègues se sont déclarés grévistes, mais les magistrats n’ont pas le droit de cesser de travailler de manière concertée (voir article 10 du statut des magistrats NDLR)” explique un représentant local du syndicat de la magistrature, organisme qui appelait à la grève ce mardi. A l’image des avocats qui à l’extérieur offraient des consultations gratuites aux justiciables en demandant le retrait de la loi justice, ce syndicaliste voit dans le projet plusieurs “gros problèmes”.
Ses deux principales inquiétudes sont, “le tribunal d’instance, puis l’habilitation à légiférer par ordonnances pour la justice des mineurs”.
Craintes sur l’ordonnance de 1945
Concernant le premier point, le gouvernement veut privilégier la dématérialisation des procédures, notamment pour les injonctions de payer. Des procédures de tous les jours, qui peuvent faire suite à un impayé de loyer ou une dette quelconque. “La justice d’instance, c’est la justice des plus fragiles, la justice des pauvres. Et c’est celle la qu’on va dépecer” dénonce le magistrat sous couvert d’anonymat. Selon lui la dématérialisation des procédures de recouvrement va précariser encore plus les plus fragiles. “Devant un juge, on peut renvoyer, ou trouver des solutions, on a quelqu’un devant soi qui écoute, qui applique la loi mais pose aussi un cadre procédural. Sur une plate-forme numérique, il n’y a plus de réel contrôle du juge. Pour un logiciel, tout ce qui n’est pas dans les cases n’existe pas. C’est à mon sens un des problèmes principaux.”
La deuxième “problématique forte” concerne les mineurs, “un sujet fondamentalement technique et ancien”. “L’ordonnance de 1945 date de la sortie de la guerre, à une époque où on considérait la jeunesse comme une ressource, et pas comme une menace. On y trouve l’idée que l ‘éducatif prime sur le répressif. Un jeune a d’abord besoin d’aide et d’éducation, pas de coups de bambous ou de prison jusqu’à ce qu’un drame arrive. Avec les ordonnances, la méthode du gouvernement est de passer en force.”
“Un ministère mendiant”
Ces deux points principaux ne font pas oublier au militant la question des moyens dans un des ministères “les moins bien lotis des pays développés de l’OCDE. On est en dessous de la Moldavie en matière de pourcentage du PIB consacré à la justice, et on compte trois procureurs pour 100 000 habitants. Or, la réponse du gouvernement est de faire mieux avec des bouts de ficelle”. Pour le représentant du Syndicat de la magistrature, il faut à la justice “de vrais grands moyens” alors que le budget est selon lui “absorbé par la construction de nouvelles places de prison”. “On est un ministère mendiant” lâche-t-il, évoquant les difficultés à obtenir le matériel et les consommables de base.
Tous ces problèmes sont des revendications nationales, mais Mayotte n’est, loin s’en faut, pas à l’abri. Le principal manque dans le 101e département, c’est au greffe. “Il manque des greffier, entre 20 et 30% des agents manquent” note le syndicat de la magistrature pour qui “des tas de choses ici n’avancent pas car il manque du monde au greffe”.
Concernant les justiciables, les conséquences sont pires encore. “A Mayotte, vous avez des gens qui n’ont pas Internet, et qui sont en fragilité totale. Si on va vers toujours plus de distance entre la justice et les justiciables, pour les CSP+ ça va aller. Mais pour celui ou celle qui est totalement submergé, précarisé, il n’y aura plus personne pour lui expliquer ses droits. Il n’y aura plus que l’ordinateur pour dire -mauvaise case-“. Les plus fragiles sont ceux qui souffrent le plus de ces réformes, et de la justice à deux vitesses” conclut-il.
Y.D.
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