Après une semaine de réflexion suite à un procès de plusieurs heures, la justice a tranché. Le capitaine de voiliers Patrick Varela est reconnu coupable de diffamation et condamné à 5000€ d’amende avec sursis et il devra verser 3000€ à la CCI au titre du préjudice moral. Patrick Millan, directeur de publication de la chaîne KTV sur laquelle étaient tenus les propos incriminés, ainsi que du site Web sur lequel ils étaient toujours hébergés lors du procès, écope de 300€ d’amende ferme, et d’un euro symbolique de dommages et intérêts. Tous deux doivent en outre verser 3000€ à la CCI pour ses frais de justice, et la chaîne doit retirer les propos condamnés de son site sous peine d’une astreinte de 30€ par jour de retard.
Pour comprendre cette condamnation pas banale -les juges ont habituellement tendance à pencher du côté de la liberté de la presse et d’expression-, il faut en revenir aux faits… et au droit. Car comme le rappelait le président d’audience, la loi de 1881 qui régit la liberté de la presse en France “s’applique à tous”. Et si Patrick Varela n’a eu de cesse de répéter à l’audience qu’il n’est “pas un expert” et s’exprime avec ses mots, les règles sont les mêmes que pour un journaliste professionnel.
La loi de 1881, régulièrement remise au goût du jour pour coller aux nouvelles technologies, définit la diffamation comme “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé”. En l’espèce, c’est la CCI en tant que corps constitué qui portait plainte.
Le droit prévoit toutefois plusieurs exceptions qui permettent d’imputer des faits sans être condamné. Citons notamment l’exception de vérité, il faut alors prouver que ce qu’on avance est vrai, l’exception de bonne foi, qui nécessite de prouver que l’on n’a eu aucune animosité envers la cible des propos tenus, et qu’on les a tenus dans l’intérêt public, ou encore la preuve d’une enquête “réelle et sérieuse” qui permet en théorie à un journaliste ayant fait son travail sérieusement de ne pas être condamné.
Enfin, la nature des propos joue grandement. L’usage du conditionnel ne suffit pas à dire tout et n’importe quoi, mais la prudence dans les propos est déterminante dans un procès en diffamation.
Prudence et mesure
En clair, dire ou écrire publiquement que “untel est un voleur” sera diffamatoire si ce n’est pas prouvé ou étayé par un jugement définitif. Mais on peut dire par exemple que “sans porter atteinte à la présomption d’innocence à laquelle a droit untel, il serait bon que la justice se penche sur certaines questions”.
Partant de là, revenons-en aux -nombreux- propos que la CCI reprochait à la chaîne d’avoir diffusés. Lors de deux émissions “Temps de Parole” en décembre 2017 et février 2018, Patrick Varela avait émis un certain nombre d’accusations, citant même des délits précis. Ainsi le 20 décembre 2017 il avait enchaîné les imputations : “ils [la CCI NDLR] n’ont plus de DSP, c’est avenant sur avenant, c’est un délit de favoritisme, c’est infraction sur infraction (…) sur les pontons il y a une mise en danger de la vie d’autrui (…) il n’y a pas de sanitaires, il n’y a aucun entretien de fait (…) c’est une honte, une horreur (…) je ne parlerai pas des gens qui sont au ponton qui rackettent, il y a des menaces, du racket, c’est des gens qui travaillent à la CCI qui ont été virées pour alcoolisme, (…) plus de 60 personnes ont été menacées (…) ils sont en infraction totale, tout est faux, l’argent est détourné”. Dans cette séquence, le délit de favoritisme, le vol, les menaces, l’usage de faux, la mise en danger de la vie d’autrui, sont autant d’infractions précises qu’entend dénoncer M. Varela à l’antenne. Les expressions “infraction totale” et “infraction sur infraction” sont plus vagues, laissent penser à une situation d’illégalité totale, et de ce fait, ne peuvent être prouvées.
Le 13 février, ce dernier réitérait ces accusations en des termes similaires. “On a des infrastructures dans un état pitoyable, l’argent on ne sait pas où ça passe (…) c’est un délit de favoritisme depuis des années (…) on n’a pas besoin de ces gens qui sont incapables (…) réfléchissez bien à qui sont les voleurs (…) j’ai tellement de documents devant moi qu’on peut venir m’attaquer, mais personne ne viendra m’attaquer” assurait-il.
Dans ces formulations, Me Derieux, l’avocat de la CCI, voyait bien de la diffamation. “Il a le droit de s’exprimer mais il y a des façons de dire les choses, d’émettre des critiques et M. a dépassé les limites de la liberté d’expression” plaidait-il. Anticipant les exceptions que fournirait la défense, l’avocat démontait par avance ces dernières. “M. Varella a fourni des pièces dans les délais mais non dans les formes, M. Millan n’a rien fourni dans les délais ni dans les formes. M. Varella aurait du préciser “la pièce 1, 2 ou 4 vient prouver telle ou telle imputation” De plus certains éléments sont soit autoproduits, soit postérieurs aux propos tenus. Pour la bonne foi il faut prouver une enquête sérieuse, une prudence dans les propos et l’absence d’animosité. Il n’y a pas de sujet sur lesquels il serait illégitime de s’exprimer, M. Varella n’est pas journaliste, il évoque des infractions très graves, les documents qu’il produit ne sont pas suffisants. En 2014 le tarif du port a été jugé illégal par le tribunal administratif, c’est la seule illégalité avérée dans ce dossier.”
Une autre s’est bien ajoutée, avec la condamnation entre temps d’un agent de la CCI qui avait en effet détourné des fonds versés par les usagers. Mais il a été condamné pour abus de confiance, pas pour racket, et la CCI a été reconnue victime de ses agissements, et non complice.
Face à ces subtilités techniques du droit de la presse, l’auteur des propos précisait n’être “pas un expert”. Mais la loi rappelait le juge Vivien, n’est “pas une loi destinée aux experts, mais à toute personne qui parle en public, tous nous sommes astreints aux mêmes limites, à la même prudence. Il y a une différence entre dire ce qu’on pense et dire la vérité”. Dès lors, les trois juges du siège semblaient déjà s’être fait une opinion, qu’ils ont confirmée ce mercredi.
Concernant Patrick Millan, c’est parce que le directeur de publication d’un média en assume les contenus aux côtés de l’auteur de ces derniers qu’il a été condamné. Son avocat a tenté de faire valoir la prescription, arguant du fait que son client, coincé à Madagascar, n’avait pu être dûment notifié des dates d’audience, mais cet argument a, lui aussi, été balayé par les juges.
Au final, ce qu’il faut retenir de cette affaire, c’est la nécessité lorsque l’on s’exprime publiquement de le faire avec prudence et respect, sans être expert juriste, c ‘est aussi une question de bon sens, de mesure et… de vivre-ensemble. Ca vaut pour un direct sur une chaîne de télévision autant que pour un commentaire sur un réseau social. Le même jour d’ailleurs, un internaute qui avait accusé sur Facebook Enzo Recyclage d’avoir causé volontairement l’incendie de 2019 a été lui aussi condamné pour diffamation.
Y.D.
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