Lors d’une assemblée plénière le 12 avril dernier, le président Ben Issa Ousseni annonçait son intention de rendre la traversée gratuite aux piétons entre Grande et Petite Terre. Les réactions avaient été partagées, allant d’un satisfecit, notamment de ceux qui l’empruntent quotidiennement, à la méfiance chez d’autres qui se demandaient comment le conseil départemental allait se priver de cette manne sur la gestion des navires.
Quelle manne justement ? C’est la question qui fâche. Certains avaient évoqué 100.000 euros de recettes annuelles sur les passages piétons, insinuant que le Département pouvait en effet s’en passer. Mais un rapide calcul démontait cette fausse estimation : à 75 centimes d’euros la traversée, cela signifierait que seulement 134.000 personnes « bargeraient » chaque année, soit 370 par jour… quand la capacité d’un Polé est de 590 passagers par traversée. Il y a maldonne, soit par évaporation des recettes, soit par fraude à l’embarquement.
Lors du vote du budget primitif, le CD a débloqué une subvention de 12 millions d’euros pour équilibrer le budget annexe du Service des Transports Maritimes (STM).
La gratuité priverait la collectivité d’une recette non négligeable. Nous avons demandé son avis au « monsieur transport » du Département, Mohamed Hamissi, ingénieur diplômé de l’Ecole nationale des Travaux publics de l’Etat, actuellement Directeur environnement, PCAET, Transport et mobilité, à la Communauté de Communes de Petite Terre. « Des services maritimes gratuits, je n’en connais pas beaucoup, en dehors des petites pirogues aux Antilles », souligne-t-il avant de mettre en avant les risques d’une telle décision.
Un transport gratuit, tous pour un
Tout d’abord, le STM doit changer de paradigme, « il faut une refonte totale de ce réseau qui est l’un des plus gros de France. Un plan de restructuration globale sur sa politique et son mode de gestion doit être envisagé, pour l’inscrire dans une vision générale de transport départemental voire régional, en concurrençant pourquoi pas la SGTM (Maria Galanta, ndlr) ».
Ensuite, cela pose un problème de cohérence alors que Caribus commence à sortir de terre. L’hypothèse d’un seul billet couvrant tous les transports avait été émis, permettant de prendre barge, taxi et bus pour aller notamment de l’aéroport jusqu’à Kani Keli : « Pourquoi l’un des transports serait gratuit et pas les autres ? Cela remet en cause l’exploitation du réseau interurbain. » Or, seuls les petits réseaux de bus sans trop d’affluence ont choisi cette option en France. Mohamed Hamissi rappelle que l’achat d’un ticket est un des trois financements des transports publics terrestres, avec la taxe mobilité, que la CADEMA pourra percevoir dès qu’une ligne de bus sera opérationnelle, et pas avant, et, 3ème recette, le financement de la collectivité organisatrice.
Mohamed Hamissi évalue le marché des transports à 50 millions d’euros par an à Mayotte, 30 millions pour les transports scolaires, 10 millions pour les transports interurbains, et environ 10 millions d’euros pour le STM. « Si l’un est gratuit, comment sera payé l’exploitant ?
Si la décision de l’exécutif du CD semble relever d’une meilleure justice sociale, là encore, se pose un problème de cohérence : « Pour aller de Mronabeja à Mamoudzou, il faut débourser 15 euros de taxi, et deux fois 1,60 euros dans la zone Mamoudzou, sur un territoire où le taux de chômage bat tous les records. Et on rend gratuit le STM ! Dans ce cas, pourquoi pas mettre en gratuité tout le réseau. Mais là, les taxis seraient concurrencés déloyalement. Et dans un contexte de possible mutualisation des transports interurbains entre les interco, il faut maintenir une cohérence d’ensemble. »
La tarification solidaire plus adaptée
Pour revenir aux recettes dont se priverait le CD, il faudra que quelqu’un paie, « ça retombera automatiquement sur les taxes ou les impôts payés par les contribuables. » Sans compter les frais de gestion, « la propreté des barges, la qualité du service, on le finance comment ? Et la mise en place d’agents de sécurité pour éventuellement contrôler le contenu des sacs, etc. » Une soutenabilité financière qui n’est pas prise en compte, d’autant que les projets de desserte maritime au Nord (Longoni) et Sud (Dembéni) depuis Dzaoudzi et Mamoudzou, sont à l’étude. Et les tourniquets d’accès aux barges qui n’ont pas encore servi continueraient à tourner dans le vide, de l’argent jeté en l’air.
Une gratuité qui risque aussi d’impacter façon domino d’autres domaines en raison de la congestion des services qu’elle risque de provoquer.
Avant de prendre une telle décision, l’ingénieur incite les élus à mener un audit, et à « chiffrer le manque à gagner », avec une réponse à la question de départ, « combien de passagers par jour ? On nous dit 5,8 millions sur un an, le chiffre est-il sûr ? » : « La gratuité permet de s’affranchir de la billettique, des contrôles, mais pas de l’exploitation. Et il faut former les capitaines, les mécaniciens et les contrôleurs ». Et nous pourrions rajouter, la remise aux normes des barges qui naviguent à coup de dérogations des Affaires maritimes.
Lui qui officie dans ce secteur s’étonne donc de la décision du Département, « je n’ai jamais entendu quelqu’un se plaindre des 75 centimes à payer, par contre, de la ponctualité des barges, de l’absence de WC, de la chaleur, de l’exposition aux fortes pluies, si ! »
Pour répondre à l’enjeu social, il préconise une tarification adaptée au statut des passagers. Comme nous invoquions la complexité d’une telle mesure, Mohamed Hamissi nous explique qu’elle existe déjà, « il s’agit de la tarification solidaire, qui permet aux travailleurs précaires ou aux chefs de familles monoparentales de bénéficier d’aides tarifaires au moyen d’abonnement. C’est un meilleur levier d’accessibilité financière pour tous, car il faut que les passagers comprennent qu’un service public, ça a un coût. »
Au regard de tous ces potentiels, de desserte sur l’ensemble du territoire, ou sur la région, et de tourisme le STM doit être selon lui « au cœur du débat des élus », avec un poste à créer, « celui de directeur du développement du service. »
Anne Perzo-Lafond
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