Tout observateur occidental découvrant Mayotte, ne manque pas d’être frappé par “l’authenticité” de ce coin de France et d’Europe, surtout en raison de son africanité et de la religion musulmane pratiquée par une grande majorité de sa population. Malgré leur francophilie, les Mahorais restent encore attachés à des valeurs héritées du brassage culturel avec les autres peuples de la région. Ce qui induit des aspects très communautaires de leurs repas commensaux. Ils rythment leur vie sociale, religieuse et culturelle et interrogent sur leurs aspects quantitatifs et surtout qualitatifs, tant les données épidémiologiques nutritionnelles sont loin d’être satisfaisantes…
Repas commensaux à Mayotte
A Mayotte, les repas commensaux communautaires sont extrêmement répandus tout au long de l’année au point de constituer des évènements fréquents dans le quotidien de chaque Mahorais. D’autant plus importante en cette année 2022, avec l’imbrication depuis avril jusqu’à août, du Ramadan, avec les repas de rupture de jeûne (futari) et de la nuit, le (shitsahu); des récurrents pique-niques (les voulés), sur les plages, célébrant les réussites aux examens et la fin de l’année scolaire; des grands-mariages (Manzaraka), donnant lieu à des repas de fête; du pèlerinage à la Mecque avec ces repas de commémoration des morts (Mayitimiyo), des repas de clôture des deuils (Madzicho); de la période des (Mawulid) à venir, prévue du 28 septembre au 26 octobre et sans omettre les diverses manifestations culturelles tels que Daïra, Mulid, Chengué, etc…
Repas et liens communautaires
Longtemps abandonnés par les autorités comoriennes qui contestaient le pouvoir de la France sur Mayotte, les Mahorais ont mis dès 1976 à profit le développement économique et la richesse relative de leur île pour « rattraper » en quelque sorte leurs voisins dans tous les domaines qu’il soit spirituel ou matériel. Dans ce contexte, les repas communautaires notamment à l’occasion des grands mariages, ont eu la faveur des familles mahoraises malgré leur coût très élevé. Ils sont conçus dans un esprit d’abondance, voire parfois d’excès, quoique proscrits en Islam, en nourriture (souvent grasse) ou en boissons (sucrées).
Certains observateurs y voient une source de grandes dépenses financières (autour de 50.000 euros en moyenne), qui excèdent de loin les moyens financiers du couple voire de leurs familles proches. D’autres, considèrent qu’il s’agit d’une source de surcharges nutritionnelles favorables au développement de certaines maladies (HTA, diabète, obésité, hypercholestérolémie) ou les aggravant. Malgré ces critiques, le paysage mahorais voit se développer de nombreuses célébrations de mariages avec force repas. Ces mariages sont encore régis dans les faits par l’Islam à Mayotte, même si le Code civil français s’y applique pleinement. Plus récemment, le développement des manzaraka, semble se structurer autour certaines mœurs plus modernes, au point de servir de modèle de comportement et de référence pour la population.
Le complexe du paraître et les repas
Il s’agit ici, de surpasser l’autre à travers une certaine ostentation dans son organisation. Il semble d’après nos entretiens avec un grand nombre de personnes concernées, que le développement, l’éducation et l’enrichissement, ont rendu beaucoup plus mobile et plus souple une société qui était longtemps figée dans ses traditions ancestrales. Par suite logique de cet assouplissement, les classes émancipées ont développé un complexe du paraître, ne voulant pas avoir aux yeux de la société, une image inférieure par rapport aux autres, en adoptant des cérémonies de mariage de plus en plus coûteuses, avec des variétés de repas au luxe ostentatoire qui les distinguent des « walimas » traditionnels. Il s’agit ici de prétendre par le biais du mariage, à une notabilité sociale à l’image de celle connue dans le « Anda » grand-comorien. Pour rappel, le « Anda » grand-Comorien, est une institution discriminante, qui divise la société entre ceux qui l’ont célébré et qui obtiennent en conséquence le droit de parler en public dans les affaires du village, de prendre de décisions importantes, et ceux qui n’ont pas encore répondu à cette exigence, et sont par conséquence condamnés au silence.
Cependant, les grands mariages mahorais sont surtout révélateurs de liens communautaires forts qui perdurent malgré le délitement d’un certain nombre de traditions. Ils sont sources de solidarité, de contrôle social, de festivités, ils constituent des expressions identitaires encore fortes. Ils sont le ciment des relations entre les individus, grand facteur de cohésion sociale parce qu’ils constituent avant tout autre considération, un besoin vital. Ici, l’abondance des repas donne sens à cette nouvelle sociabilité.
Repas et place prééminente des femmes dans la société mahoraise
Avec l’émancipation des femmes mahoraises, le fait religieux du mariage a perdu progressivement sa place au profit du fait culturel. En effet, depuis l’engagement des femmes mahoraises, dans les années 60, avec les chatouilleuses et plus récemment les femmes leaders de la vie publique, l’accès aux différents lieux de socialisation, traditionnellement réservés à l’homme, est devenu un enjeu social et politique des mahoraises. Leurs inscriptions dans le champ politique les ont amenées à investir les espaces publics et d’interaction, notamment celui du mariage. Ceci explique cette nouvelle place culturelle du mariage mahorais qui fait de ce dernier un espace d’expression de la femme mahoraise. Les repas de fêtes alors plantureux, généreux élaborés avec amour par ces femmes renforce leur poids et leur pouvoir. Dans ce sens le matriarcat culturel prend le dessus du patriarcat religieux.
Avec en fil conducteur les repas communautaires mahorais, on observe une augmentation sensible des mariages organisés dans chaque commune de l’Ile aux parfums. Ils sont désormais plus d’une centaine chaque année. En 2022, en réaction à deux ans de restrictions à cause de la pandémie (Covid 19), le record des Manzaraka a été détenu par la commune de Mamoudzou avec 63 mariages sur un total de 501 pour les 15 communes l’île qui ont participé à l’enquête. La commune de Tsingoni quant à elle, a enregistré seulement 14 mariages célébrés dans la période de juin à août. Cela est dû à la forte affluence concernant les mariages entre janvier et mai dont 12 manzarakas célébrés (voir tableau1). En revanche, la commune de Sada, créatrice du concept de Manzaraka, ne totalise que 32 cérémonies de grand mariage entre juin à août. Et enfin Kani-Keli quant à elle n’a célébré que 12 manzarakas. (Voir Tableau 1)
Pratiques alimentaires et problèmes nutritionnels à Mayotte
Traditionnellement et toujours d’actualité pour l’essentiel, le repas local privilégie des apports peu diversifiés reposant sur le trépied manioc-banane-riz blanc poli, accompagné de poisson ou des légumineuses. Il est observé depuis quelques temps, que les Mahorais ont adopté des comportements alimentaires riches en sucre, notamment par la consommation excessive de boissons sucrées et une inactivité physique qui a fortement augmenté, préjudiciables à la santé, aggravée par l’abandon des activités consommatrices de calories, telles que les activités rurales traditionnelles de subsistance exclusivement remplacées par l’importation des denrées alimentaires par la grande consommation et par une attirance des mahorais pour les aliments gras notamment des mabawas (ailes de poulet). Cependant, depuis l’épidémie de béri-béri – phénomène unique sur un territoire français depuis son éradication – qui était à l’origine de la mort d’une vingtaine de nourrissons sur quarante-quatre cas, en 2004, les problèmes nutritionnels à Mayotte sont devenus des enjeux sanitaires et politiques importants. Les études menées depuis cette date, ont établi à la fois une situation nutritionnelle paradoxale qui associe malnutrition (surtout des enfants de familles en précarité), et obésité (surtout des femmes adultes), mais aussi des taux importants de diabète et d’hypertension artérielle (HTA).
Repas et difficile accessibilité à l’alimentation
Soumise à un rapide développement fondé sur des valeurs importées et différentes de celles de la tradition locale, la société mahoraise n’est pas parvenue à accompagner cette croissance économique par une production insulaire locale adaptée. L’agriculture, qui par le passé était le pilier de l’économie est en régression. Les cultures vivrières de même que la pêche ou l’élevage sont rudimentaires et pratiquées sans souci de productivité, malgré la demande croissante. Dans ce cadre, nous observons aujourd’hui, l’existence d’une difficulté à promouvoir un changement de comportement alimentaire de la part de la population pour plusieurs raisons essentielles : une faible disponibilité des produits en fruits et légumes sur le marché, un coût des produits qui n’est pas toujours accessible pour la population de base, des cultures maraichères et fruitières non organisées et peu productives, des conditions de production difficiles et une faible activité de pêche artisanale. Cette situation rend indispensable la mise en place d’une réelle politique agricole et commerciale sur le territoire pour mieux répondre à l’offre alimentaire de la population.
Salim Mouhoutar
Auteur – Conférencier
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