JDM : Quelle idée vous faisiez vous du territoire et quels étaient vos objectifs en arrivant à Mayotte ?
Laurent Sabatier : « J’étais informé par le Conseil supérieur de la magistrature de tensions internes à la juridiction, et d’un défaut de bonne représentation. Mon objectif était d’apaiser. Ma feuille de route était claire : il s’agissait de mettre en place la 2ème phase de construction d’une justice départementale de qualité à Mayotte, conforme aux standards nationaux. Donc le 1er janvier 2018, nous avons mis en place le premier tribunal mixte de commerce, puis le Pôle social dont les assesseurs sont désignés par ordonnance de la Cour d’Appel. Le Conseil des Prud’hommes reste en attente, pour des raisons extérieures à la juridiction. »
Avez-vous rempli vos objectifs ?
Laurent Sabatier : « Au bout de six mois de management participatif, le climat de la juridiction était apaisé. En ce qui concerne le procès sensible dit de « l’affaire Roukia », en septembre 2015, il s’est tenu dans d’excellentes conditions, le délibéré a été bien accueilli.
Il s’agit d’un succès collectif, auquel ont largement contribué les 5 nouveaux magistrats, recrutés à la sortie de l’école, je pense notamment au juge-commissaire auprès de la Chambre commerciale, ainsi qu’au juge responsable de la communication électronique.
Nous avons pu monter l’effectif de 15 à 23 magistrats de 2015 à 2018, grâce à la création de 3 nouveaux postes, et aux recrutements pour pallier les vacances de postes. Rien n’aurait pu se faire sans le soutien permanent du ministère de la Justice qui aura répondu pleinement à nos attentes en terme d’effectifs et d’équipement avec le logiciel Cassiopée, et l’extension du tribunal réalisé en juin 2016. »
Pas de Cité judiciaire à Mamoudzou
Justement, en parlant de bâtiment, où en est la Cité judiciaire ?
Laurent Sabatier : « La secrétaire générale du ministère de la Justice a validé en février dernier le projet d’un nouveau Palais de Justice plus spacieux. La budgétisation et le site retenu sont en cours d’étude, mais les chefs de juridiction sont favorables à la reprise des bâtiments actuels à Kawéni en vue de leur extension. Il n’y aura donc pas de construction au centre de Mamoudzou, sur le terrain Montesquieu. Ce dernier est destiné à être utilisé par le Centre hospitalier avec le plein accord du ministère de la Justice. Il s’agit d’un terrain possédé par l’Etat, mais titré justice. La situation et l’accessibilité actuelles du tribunal à Kawéni, ont fait pencher la balance. »
En matière d’apaisement, où en sont les tensions avec le barreau, qui se sont traduites par une grève des avocats il y a quelques mois ?
Laurent Sabatier : « Il n’y a pas de tension avec le barreau local qui porte légitimement ses revendications, que nous comprenons et auxquelles nous répondons avec nos contingences. Elles portent essentiellement sur le fonctionnement du Bureau d’Aide Juridictionnelle sur les Commissions d’office qui leur sont confiées. Nous sommes à jour des revendications du barreau depuis fin juillet, grâce à un travail de résorption du retard qui avait commencé en mai. »
Face à l’explosion du nombre des contentieux en matière de droit des étrangers, quelles sont les mesures prises ?
Laurent Sabatier : « Nous avons deux points de vigilance pour l’avenir : les contentieux en matière de droits des étrangers en effet, et l’état civil. Pour répondre au premier et à votre question, avec 2.300 décisions en 2018 liées au blocage avec l’Union des Comores, nous avons affecté un Juge des Libertés et de la détention spécifiquement aux contentieux liés aux étrangers. C’est très rare. De même pour les nombreuses saisines liées au refus d’octroi de nationalité, la greffière en chef qui a bénéficié d’une mutation à la Chambre détachée d’Appel, a été maintenu dans ses fonctions ce qui est exceptionnel.
Sur le deuxième point, avec le procureur nous avons mis en place un véritable plan Marshall pour répondre aux 3.000 saisies annuelles en matière d’Etat civil. Avec notamment des plans de formation des officiers d’Etat civil. Un vice-président du TGI a été nommé chef du Service de l’Etat civil, ce qui est là encore exceptionnel !
C’est une belle illustration des efforts de la juridiction pour répondre aux contentieux sensibles de ce territoire. »
“Huit affaires criminelles commises par des mineurs jugées chaque année”
Comment la justice peut-elle répondre efficacement à la délinquance juvénile à Mayotte ?
Laurent Sabatier : « Au delà des contentieux, le citoyen que je suis relève la problématique particulière d’une extrême jeunesse de la population, avec plus de 50% de mineurs, et sa précarité, qui nécessite un accompagnement éducatif global par tous les acteurs de la société civile et militaire, notamment le RSMA. La Protection Judiciaire de la Jeunesse qui prend en charge les mineurs délinquants, a inauguré récemment un centre éducatif renforcé, qui était attendu depuis 4 ans. Sa directrice souhaite soutenir le développement et l’accompagnement des familles d’accueil.
S’agissant des sanctions du tribunal pour enfant, elles sont sévères, si on constate le fort taux d’occupation du quartier des mineurs du Centre pénitentiaire. Elles sont en rapport avec la gravité des faits jugés, surtout en matière de violences en bandes organisées. Environ huit affaires de crimes commis par des mineurs sont jugées chaque année, mais je voudrais souligner que cette délinquance des mineurs reste proportionnellement très en deçà de la moyenne aux Antilles-Guyane en nombre et en gravité. »
Vous aviez promis de sévir en matière de délinquance financière, avec la nomination d’un juge d’instruction spécifique. Où en est-on ?
Laurent Sabatier : « Le président de la République a fait de la moralisation de la vie publique un cheval de bataille. Un 3ème poste de juge d’instruction a été créé en septembre 2018, et ont été instruits des dossiers ayant fait l’objet d’une couverture médiatique impliquant certains membres de collectivités. »
La délinquance en col blanc ne touche-t-elle pas également certains dirigeants de sociétés ?
Laurent Sabatier : « Je ne peux pas m’exprimer sur des dossiers en cours ou non, qui sont à l’instruction. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de médiatisation qu’il n’y a pas d’instruction. Le procureur de la République a fait savoir dans son discours de politique pénale en audience solennelle, qu’il était attaché au traitement de la délinquance économique et financière, ce qui laisse à penser que des enquêtes se feront. »
Avez-vous déjà subi des pressions sur certains dossiers?
Laurent Sabatier : « Dans toute ma carrière, et quelques soient les dossiers en cours, je n’ai jamais eu de pression de la part des institutions. Il serait vain de pouvoir penser qu’une pression puisse être efficace sur un magistrat attaché à son indépendance judiciaire. C’est une obligation déontologique du magistrat. »
Nous entendons parfois parler de « justice coloniale ». Comment réagissez-vous ?
Laurent Sabatier : « Il existe une Chambre détachée d’Appel qui peut infirmer ou confirmer les décisions du tribunal de grande Instance. Il n’y a pas de justice d’exception à Mayotte, conformément aux standards nationaux et européens, c’est le sens de la départementalisation et de la rupéisation. »
Un varois qui fait la Manche
Qui va vous succéder ?
Laurent Sabatier : « Il s’agit de Laurent Ben Kemoun, le premier vice-président du Tribunal de Bobigny. Il prendra ses fonctions le 2 septembre 2019. Après la 1ère phase d’ouverture de la juridiction, la 2ème de la construction d’une justice départementale que j’ai menée, il sera attendu sur la 3ème phase, celle de l’optimisation de la qualité de la réponse judiciaire, service par service. »
Avez-vous des regrets ?
Laurent Sabatier : « Aucun, surtout que mon exercice a été valorisé par un signe fort de reconnaissance personnelle*. J’ai exercé avec beaucoup de plaisir et passion avec mes collègues et l’ensemble des agents. Je me réjouis d’ailleurs du partenariat fructueux avec l’ensemble des institutions, la préfecture, l’Education nationale, le RSMA, le conseil départemental, le CHM, etc. J’ai aimé ce territoire que je quitte sans regret… peut-être pour mieux y revenir plus tard. J’ai rempli ma feuille de route, mais souhaiterais voir aboutir la restauration du rôle des cadis. C’est un enjeu soutenu par Matignon depuis juin 2015, car ils sont à la fois autorité morale et religieuse, éducateurs et médiateurs sociaux, et le premier rempart contre la radicalisation religieuse. Il faut compléter tout cela par une mission judiciaire, avec possibilité d’effectuer des rappels à la loi ou d’être sollicités comme ‘sachants’ sur des problèmes fonciers ou d’état civil, où leur expertise n’est plus à démontrer.
Sa mutation est selon lui, conforme à ses attentes, puisqu’il est nommé à partir du 2 septembre 2019, président du Tribunal de grande Instance de Saint Brieuc, juridiction disposant d’un Centre départemental d’accès au droit, et surtout dotée d’une façade maritime. Un « plus » pour celui qui tient à poser devant la carte marine de Mayotte, « je l’avais achetée à Paris avant de venir ! », bien qu’un choc thermique avec les eaux de la Manche après le lagon mahorais soit à craindre pour celui qui est aussi varois de cœur !
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
* Laurent Sabatier a été décoré au grade de chevalier de la Légion d’honneur, promotion juillet 2018
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