Une société mahoraise marquée par des valeurs de collectivité et de spiritualité
Mayotte est le seul département de France dont la majorité de la population est de confession musulmane. C’est une réalité qu’il ne faut pas nier. Cette religion a imprégné profondément la vie civile mahoraise des principes musulmans. Mais Mayotte est aussi ce bout d’Europe en terre d’Afrique, très marquée par des valeurs ancestrales héritées du brassage culturel avec les autres peuples de la région. Particulièrement attachée à la primauté de la communauté sur les individus et à la valorisation de la solidarité, même si elle s’oppose à la liberté individuelle, la société mahoraise continue toujours de regarder la communauté familiale ou villageoise, à la fois comme une collectivité humaine et comme un ancrage géographique.
L‘être mahorais se retrouve ainsi au carrefour d’une législation française, d’une influence islamique et de traditions africaines. Cette richesse culturelle a façonné l’individu mahorais en lui insufflant une vision très spécifique de la santé, qui est considérée à la fois comme un état de bien être permanent et souhaité, “unono yaho dé ya maecha” (la santé c’est la vie) et en même temps comme un état précaire à cause de l’imprévisibilité de la maladie, “wadé uja wala kawulaga” (litt. : la maladie arrive sans prévenir). C’est le cas de ce nouveau Coronavirus, qui est apparu en décembre 2019, dans la ville de Wuhan, région de Hubei en Chine et qui est devenu un défi planétaire à l’homme prométhéen.
Une représentation du Coronavirus insuffisamment structurée dans les esprits des Mahorais
Contrairement aux maladies telles que le paludisme [wadé wa dréréma], la dengue [Kotri], la tuberculose [Kohola Kavou], la lèpre [wadé wa wenefou] et la variole [Pélembé], qui sont connues et nommées en mahorais, le nouveau Coronavirus qui est arrivé à Mayotte le 14 mars dernier, ne l’est pas. Les Mahorais l’appellent wadé wa Coronavirus (litt. : maladie du coronavirus, en mahorais) et bibi la Coronavirus pour le virus SARS-COV-2. Sa récente apparition fait que sa représentation n’est pas encore suffisamment structurée dans les esprits des Mahorais.
Cependant, les Mahorais ont tout simplement constaté que cette maladie rassemble autant de peur du danger de contamination par le virus que d’épouvante devant la mort maudite dont il est porteur (17.167 décès à ce jour en France, dont 3 Mahorais). Ces deux éléments déterminent des conduites de peur vis-à-vis de la maladie et du malade. D’abord vis-à-vis de la maladie, car elle a introduit dans la société mahoraise une nouvelle dimension, intruse, redoutable, qui renvoie à la mort, notamment à cette mort, que nous voyons à travers l’écran de la télévision. Vis-à-vis du malade, non seulement parce qu’il est infecté par le virus SARS-COV-2, mais aussi pour ce qu’il est devenu aux yeux de la communauté, (un porteur du danger), qui menace l’individu de maladie – parfois de mort -, la famille et la communauté villageoise d’une éventuelle contamination.
Un peu partout, on perçoit encore cette réticence à approcher le malade, alors que celui-ci a besoin de ses liens sociaux et sanitaires pour mieux lutter contre le virus. Ce n’est pas le malade qu’il faut combattre, mais c’est la maladie. Le malade ne doit pas être discriminé et encore moins stigmatisé.
Des mesures sanitaires vectrices de ruptures dans les rapports sociaux
Pour prévenir le Coronavirus qui sévit actuellement sur la métropole, les outre-mer et à Mayotte, des mesures exceptionnelles sont prises par le gouvernement de la France, depuis le 17 mars et renouvelées pour l’essentiel ce lundi 13 avril jusqu’au 11 mai par le Président de la République. Il s’agit du confinement de la population, de la distanciation sociale, de la fermeture des établissements scolaires, de l’annulation de nombreux évènements économiques, éducatifs, culturels et sportifs. Mais aussi et surtout de la mise en place des procédures spécifiques de prise en charge des corps des défunts probablement atteints du nouveau Coronavirus au moment de leur décès.
Afin de participer à cet effort collectif de lutte contre cette maladie, le Grand cadi de Mayotte, le conseil cadial et les “fundis” (maîtres des écoles coraniques) ont recommandé aussi la fermeture exceptionnelle des mosquées, des écoles coraniques et des madrasas.
Ils ont par ailleurs, validé la procédure spécifique d’inhumation des corps des personnes décédées du nouveau Coronavirus, qui indique entre autres, l’interdiction totale de toilette mortuaire du corps du défunt et la mise en bière immédiate.
Pour mémoire, les rites funéraires observés traditionnellement à Mayotte sont très précis, très codifiés non pas par la loi, mais par la coutume, notamment la religion, et très liés à une conception globale singulière de la société, dominée par les valeurs religieuses d’un islam local spécifique et par les règles collectives d’un modèle insulaire, rural et communautaire. Dans ce contexte, l’islam impose en matière de gestion funéraire d’une personne décédée de confession musulmane, les obligations suivantes : le défunt est lavé et drapé par un linceul et accessoires, une prière est dite sur la dépouille du défunt, le défunt est enterré en conformité avec les rites islamiques et les condoléances sont faites à la famille du défunt et à ses proches. Ce consentement de la population trouve sa justification d’une part, dans le Coran qui commande aux musulmans de rester fidèles aux principes de la religion musulmane, notamment celui de la préservation de la vie : “Celui qui sauve une vie humaine c’est comme s’il a sauvé toute l’humanité”(Coran 5/32).
Les mesures sanitaires pour le temps sacré du Ramadan
La question aujourd’hui posée à la population de Mayotte est précisément de savoir, si les mesures sanitaires de confinement et de distanciation sociale prolongées jusqu’au 11 mai au-delà du début du mois du Ramadan, l’interdiction de tout rassemblement physique de personnes, la fermeture des lieux de culte pendant toute cette période de confinement, n’entraîneraient-ils pas très probablement la suspension de nombreuses activités du mois de Ramadan dans leurs formats habituels ? Peut-on annuler ou reporter le Ramadan ? La réponse à cette dernière question est non, car, le Ramadan est l’un des cinq piliers obligatoires de l’Islam. Il est toujours observé au 9ième mois du calendrier lunaire (donc non fixe).
Il doit surtout être observé par toute personne (homme et femme) saine d’esprit et de corps dès sa puberté. Ainsi le Coran affirme : “Ô vous qui avez cru ! Le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés. Peut-être craindriez-vous Dieu” (Coran 2/183).
Faire le Ramadan consiste donc, à s’abstenir durant un mois, de l’aube au coucher du soleil, de toute nourriture, boisson y comprise, relations sexuelles, ainsi que verbiage inutile et médisances. Mais aussi à être plus sensible à la misère des pauvres, donc à la solidarité par la faim que le jeûne fait goûter. Et enfin, à développer le plus grand culte de Dieu par les prières et les lectures du Coran. Cependant et malgré le côté obligatoire de la pratique du ramadan, celui-ci est contre-indiqué : au voyageur, au malade (y compris le Covid +), à la personne âgée et celle atteinte d’une maladie chronique, à la femme enceinte et celle qui allaite, à la femme qui a ses menstrues ou ses lochies, à la personne exerçant des travaux pénibles et dont la vie et la santé sont menacées par le jeûne. Elle doit interrompre son jeûne avec l’intention de rattraper le jour manqué. Pour l’année 2020, le début du ramadan est prévu pour le 24 ou 25 avril. Il peut durer 29 ou 30 jours. Il prendra fin un mois plus tard, à la nouvelle lune par deux évènements importants pour tout musulman : d’une part, la distribution de l’aumône de rupture du jeûne (zakaat –el – fithr), et d’autre part, la célébration de la fête de l’Ide-Al-Fithr. Assez curieusement, cette fête est dans l’imaginaire des Mahorais mais aussi dans la réalité, du fait du grand faste qui s’y déploie, la plus importante des fêtes religieuses célébrées à Mayotte.
La question qui se pose ici, est la distanciation sociale pendant les longues périodes de jeûne, et plus particulièrement les périodes de rupture de jeûne, qui mobilise une certaine convivialité. Ces temps sont de véritables défis. Quelle que soit la durée du confinement en vigueur, les musulmans de Mayotte devront se hisser individuellement et collectivement à la hauteur du défi.
Salim Mouhoutar
Auteur et Conférencier
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