Le Journal de Mayotte : Partez-vous avec le sentiment du devoir accompli ? Pensez-vous que Mayotte se porte mieux aujourd’hui qu’à votre arrivée ?
Jean-François Colombet : Il serait difficile de dire que les choses se sont nettement améliorées compte tenu de l’épaisseur des problèmes et de l’intensité des difficultés qui touchent ce territoire. J’ai en tout cas tenté d’être utile, je me suis battu jusqu’à la dernière minute. Il y a sans doute des réussites et d’autres sujets qui mettront plus de temps pour être réglés. Je pars donc avec un peu de mélancolie parce que c’est difficile d’être préfet de Mayotte, c’est un poste compliqué mais j’ai en même temps trouvé beaucoup de satisfaction à m’employer jour et nuit pour l’intérêt général, les Mahoraises et les Mahorais. Cela avec des succès divers car encore une fois, il faudra du temps pour régler certaines problématiques.
Le J.D.M : Quels succès justement, et quels combats vous paraissent encore à mener ?
J.-F. C. : Sur le plan opérationnel pur, je considère que sur le volet de la lutte contre l’immigration clandestine, contre ce cancer qui mine le territoire depuis des années, nous avons connu des succès. Les équipes ont fait un travail extraordinaire au regard des contextes politiques, géopolitiques ou encore sanitaires. Quand on voit les chiffres, les résultats sont là et sur le terrain on sent qu’il est aujourd’hui plus difficile de rejoindre Mayotte. Le passage est plus compliqué, nous cassons des bateaux, des moteurs et tout cela commence à avoir un impact. Il faut aussi noter que la collaboration a évolué positivement de la part de l’Union des Comores. Tout cela me fait dire que nous sommes sur une voie très intéressante même s’il faut bien évidement poursuivre les efforts, rien n’est jamais acquis.
Sur le plan de l’ordre public, j’ai le sentiment d’avoir maintenu cette île dans une ambiance à peu près correcte pendant deux ans. J’ai veillé à ce que les violences urbaines qui sont récurrentes ne convergent pas vers les conflits sociaux. Je pense avoir réussi ce pari, important à mon sens quand on regarde comment se sont déroulés les évènements de 2018. C’est dans cette optique que je suis monté au front sur trois conflits majeurs de ces deux ans que sont le mouvement des sapeurs-pompiers, BDM et les transports scolaires. Ce alors que je n’étais absolument pas compétent sur le plan juridique pour apporter la solution, mais il m’a semblé dans mon devoir de le faire pour éviter de basculer dans une
situation beaucoup plus grave et pénalisante pour l’île. On a fait le job de ce point de vue là.
Concernant la sécurité, rappelons que nous sommes tous les soirs en force d’interposition entre des bandes armées. Çe ne se voit peut-être pas mais cela produit des effets heureux car ce faisant nous évitons à mon avis de nombreuses victimes. Il faut encore poursuivre ces efforts, s’interposer le temps que les esprits se calment, que les tensions retombent.
Sur le plan économique, je suis très satisfait d’avoir créé le GIP Europe, beaucoup comprendront avec un peu de recul que c’est un outil au service exclusif de Mayotte et des Mahorais, d’ailleurs présidé par un Mahorais. Cet outil va permettre de préparer sereinement d’ici 2027 le transfert de l’autorité de gestion au conseil départemental. Il va également permettre de débloquer des crédits d’assistance technique qui n’existaient pas par le passé et donc permettre de recruter des Mahorais qui ont été formés en métropole par exemple, des cadres locaux de haut-niveau pour accompagner nombre d’entreprises qui ne sont pas en capacité aujourd’hui d’accéder aux fonds européens. Tout cela va contribuer au dynamisme économique du territoire.
D’un autre côté, il y a des sujets qui vont prendre plus de temps. Je pense principalement à la jeunesse. On ne résoudra pas cette équation en claquant des doigts, il faut que chacun des acteurs prenne ses responsabilité et travaille de concert avec les autres. Il faut aller beaucoup plus loin, continuer à éduquer, former, insérer et à soutenir la parentalité sur le long terme pour espérer obtenir des résultats qui redonneront un peu de sérénité à cette île.
Le J.D.M : Face à l’insécurité, à la pauvreté endémique, aux chantiers de l’insertion sociale et économique, avez-vous le sentiment que l’État fasse son maximum ? Quid des autres acteurs du territoire ?
J.-F. C. : J’observe qu’il y a sur ce territoire un véritable dynamisme économique, nous avons un taux de création d’entreprise qui continue d’exploser. Le civisme fiscal progresse, des emplois sont créés massivement etc. Comment expliquer ce dynamisme ? Essentiellement parce que l’État a mis sur la table un niveau de commande publique qui n’avait jamais été atteint auparavant. Que ce soit à travers le contrat de convergence, l’effort de la Caisse des dépôts auprès de la Sim pour la construction de logements ou à travers la bonne mobilisation des fonds européens. Tout cet argent et toute cette commande publique génère de l’activité et quand on génère de l’activité on sort des personnes de la précarité. Il faut poursuivre les efforts sur la formation des jeunes pour que tous ces emplois qui vont apparaître rapidement sur le territoire puissent trouver preneurs. Tout le monde a pris la mesure de l’effort qu’il fallait continuer à fournir mais la base est bonne.
En deux ans j’ai vu énormément de chefs d’entreprise et je crois avoir réussi à les convaincre d’investir à Mayotte. Il y a des choses qui se passent et les entreprises voient ce territoire avec beaucoup plus d’intérêt qu’auparavant.
Le J.D.M : Vous évoquiez la LIC au rang de vos satisfactions, la préfecture a pourtant était condamnée à plusieurs reprises pour des expulsions illégales. Êtes-vous de ceux qui estiment qu’au vu du nombre de reconduites ces faits sont inéluctables ou peut-on enrayer cela ?
J.-F. C. : D’abord je regrette ces faits, naturellement. Ensuite, le volume est effectivement considérable. On reconduit ici au même volume qu’en métropole. Des cas litigieux, nous n’en avons pas tant que cela. Évidemment, lorsqu’il y a erreur, nous organisons le rapatriement. Ensuite, nous prenons des mesures correctives, on cherche à éviter que de telles fautes se reproduisent à l’avenir. On est extrêmement attentifs à la façon dont les choses se passent et au fil des mois on corrige le dispositif, d’abord pour renforcer son efficacité et en même temps éviter au maximum les erreurs qui peuvent être commises. On est dans cet état d’esprit.
Le J.D.M : La politique de destruction des quartiers informels aura profondément marqué votre action sur le territoire. Était-ce la bonne méthode quand l’offre de relogement, on l’a vu, manque cruellement ?
J.-F. C. : On peut effectivement se donner bonne conscience en se disant que ça ne va pas, que la méthode n’est pas la bonne. Mais les bidonvilles je les connais, je les ai visités de jour comme de nuit. J’ai été accueilli par des familles dans leurs bangas en tôle et il n’y a pas besoin d’être dans l’humanitaire pour s’indigner des conditions de vie dans lesquelles ces familles vivent. Quand je vois ces gamins, entassés dans quelques mètres carrés, je me demande quelles peuvent être leurs chances d’accéder aux apprentissages les plus élémentaires et prendre les bonnes trajectoires d’existence… Effectivement, détruire ces quartiers n’est pas une chose facile, cela s’est très peu fait avant moi. Il faut une certaine dose de courage et je pense qu’il faut continuer et accentuer cette lutte contre l’habitat
indigne.
Il faut, c’est vrai, que dans le même temps, nous ayons un programme d’hébergement digne. Un programme sera bientôt livré à Tsoundzou, un autre l’est déjà à Majikavo et dans ces cas-là, les familles peuvent vivre décemment. Il faut poursuivre cela et dans le même temps, c’est un sujet que j’ai réglé il y a une quinzaine de jours, il faut mener le travail quant aux logements adaptés, à faibles charges pour les familles mais qui les placeraient dans des conditions favorables. On est un peu en retard sur les locaux d’hébergement mais les choses avancent, elles sont programmées, cinq petits ensemble vont ainsi être créés, à proximité des écoles, ce qui permettra d’envisager des perspectives d’avenir pour les familles alors que ce n’est pas le cas aujourd’hui dans les bidonvilles.
Le J.D.M : Sur quoi mettriez-vous en garde votre successeur, tant sur la méthode que sur le fond ?
J.-F. C. : Je pense qu’il faut avant tout travailler à la stabilité de Mayotte. Chaque crise fait perdre beaucoup de temps au territoire, fait perdre beaucoup de terrain à son développement. Il faut donc surveiller vivement les violences urbaines, être très actif sur ce sujet et en même temps, dès qu’un dossier commence à s’envenimer, ne pas hésiter à intervenir. À être intrusif, même, pour à tout prix ramener de la sérénité. Ensuite, nous avons des élus, d’un très bon niveau pour la plupart à l’instar des maires, et il faut s’appuyer sur eux. J’ai beaucoup travaillé avec le Département comme avec les maires et nous avons avancé sur nombre de choses, comme les pactes de sécurité. Il faut continuer dans ce partenariat.
Le J.D.M : Vous-même avez craint à certains moments le point de bascule ? L’accélération de projets structurants ne serait-il pas le meilleur gage de stabilité ?
J.-F. C. : Ce n’était pas de la crainte, seulement de l’observation. Ne serait-ce qu’il y a une dizaine de jours lorsque se dressent des barrages en plusieurs points du territoire. Si on ne réagit pas très vite comme je l’ai fait en regagnant le territoire, la situation peut très vite s’envenimer et lorsqu’il y a 600 personnes sur un carrefour c’est fini. On se retrouve alors dans un contexte extrêmement pénalisant pour l’ensemble de la population. D’ailleurs on voit bien à travers les réseaux sociaux qu’elle n’adhère plus à cela. Je le répète, Mayotte a besoin de sérénité, il y a des difficultés mais on doit pouvoir les exprimer avec des moyens qui ne remettent pas en cause l’avenir du territoire.
On a un PIB de 10 000 euros par habitant, tout le monde connaît les manques. Il faut du temps, mûrir les analyses, on parle de deuxième hôpital, de piste longue, de transports en communs, les chantiers sont nombreux et l’État comme les collectivités les connaissent. Mais il faut une stratégie cohérente, étalée dans le temps car on ne peut pas faire croire aux Mahorais que tout sera réglé dans six mois, ce n’est pas vrai. Il faut être dans l’effort continu.
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