Damien Chevallier est une pointure dans le monde de l’étude des tortues marines. Chercheur au CNRS, il étudie depuis de nombreuses années les tortues vertes, imbriquées et luth en Martinique et en Guyane, pour mieux comprendre leur cycle de vie. Son étudiante en doctorat, Sophie Morisseau, étudie quant à elles les tortues vertes de Saziley. Venu l’appuyer dans son travail, le chercheur a tenu deux conférences avec les Naturalistes de Mayotte à Mamoudzou jeudi et à Chirongui vendredi. Il tire le signal d’alarme.
En effet, ses recherches dans les Antilles ont conduit à un certain nombre de résultats qui devraient éclairer les politiques de recherche et de protection des tortues ici à Mayotte.
Il a ainsi pu se rendre compte au fil de ses études que la moitié des tortues vertes de Martinique sont en fait nées en Guyane. Elle passent plusieurs années en Martinique pour s’y nourrir, jusqu’à leur maturité sexuelle environ 15 ans plus tard, et la plupart repartent en Guyane pour se reproduire et pondre. Contrairement à Mayotte, peu de tortues viennent pondre en Martinique où les populations sont surtout juvéniles.
La première ponte aurait lieu entre 23 et 29 ans pour ces animaux qui peuvent vivre une centaine d’années.
Ces premiers résultats montrent que la préservation se joue bien au delà de l’échelle d’un territoire. “Cela montre que la conservation d’une espèce ne peut pas se jouer qu’à l’échelle locale : on ne peut pas protéger les sites de croissance en Martinique si on ne protège pas les sites d’alimentation au Brésil, différents habitats sont situés à plusieurs milliers de km, il faut qu’on travaille tous ensemble, avec tous les pays” plaide le spécialiste.
Et si la zone Antilles-Guyane connaît des programmes de préservation d’importance, les constats sont terrifiants. Les tortues Luth suivies depuis 30 ans ne pondraient que 2 fois avant de disparaître des radars, peut-être à cause des palangriers et de la surpêche en haute mer dans lesquels elles sont piégées. En effet, la moitié des tortues qui pondent présentent des blessures liées à la pêche. L’autre moitié, des blessures de requins. Or les deux peuvent être liés, une tortue blessés par un hameçon ou un filet saigne et a plus de risque d’être mordue par un de ces grands prédateurs qui croisent au large de la Guyane.
De nombreuses menaces
Et si les adultes sont décimés, les jeunes le sont aussi dès le plus jeune âge. En Guyane, le braconnage cible davantage les oeufs que la viande. Si l’on y ajoute l’érosion des plages et les chiens errants, l’hécatombe est flagrante. Rien que pour les tortues luth qui pondent en bas de plage, un nid sur 3 serait détruit par l’érosion, faisant du réchauffement climatique une menace de plus. Laquelle se retrouve chez nous, où les plages souvent courtes exposent aussi les nids de tortues vertes à la montée des eaux, surtout avec la subsidence liée à la crise sismovolcanique en cours.
Le résultat de toutes ces menaces, c’est que rien qu’en Guyane le succès des éclosions n’est que de 18%, avec pour conséquence un effondrement des pontes. En quelques années, on serait passé de 30 000 par an à moins de 200.
“A Mayotte je suis très inquiet car ce sont les femelles qui sont consommées” s’alarme le chercheur. Selon lui “la population peut disparaître en 10 ans voire moins. Il est temps de faire quelque chose et de mettre les moyens, il y a beaucoup de bénévoles mais il faut embaucher, faire du suivi de population. En Guyane depuis qu’on est présents toute la nuit sur les plages il n’y a plus de braconnage. Il y a trop de menaces pour qu’on prenne ça à la légère, surtout à Mayotte, je ne pensais pas que ça serait à ce point là.”
De nouvelles études seront menées dans les mois à venir pour parfaire les connaissances scientifiques des populations de tortues de Mayotte.
“Ça vaut le coup de se concentrer sur Saziley car ça peut être un baromètre de suivi des populations. C’est un hotspot super car on peut faire du suivi de femelles mais aussi de mâles adultes, alors qu’on ne sait presque rien des mâles. Des tortues ont été équipées de balises Argos à Ngouja, elles sont allées au Mozambique et à Madagascar. Ça donne une première indication. Il faut absolument lancer à Mayotte une étude génétique sur les immatures qui mangent sur les sites On trouve ici plusieurs sites d’alimentation de tortues immatures mais on ignore ce qui se passe entre deux pontes” développe le scientifique.
Des arguments scientifiques qui motiveront peut-être les autorités à mettre de vrais moyens pour la recherche et dans la lutte contre le braconnage, les deux reposant majoritairement sur le travail des bénévoles. En l’absence de politiques publiques drastiques, cette richesse du territoire pourrait s’effondrer, impactant avec elle tous les pays voisins où les tortues migreraient. Un message parfois difficile à faire entendre à des fonctionnaires qui restent rarement plus de trois à quatre ans ici, et a forciori sur un territoire où tout est une priorité.
Y.D.
Comments are closed.