« L’écriture de ce roman a été une manière pour moi d’évoquer les insupportables inégalités qui ont eu et continuent d’avoir lieu à Mayotte », a déclaré le poète, dramaturge et romancier Nassuf Djaïlani. Après avoir publié plusieurs recueils de poèmes et quelques pièces de théâtre, l’écrivain est passé à la prose et signe ici son dernier roman, paru en juin 2021 aux éditions atelier des nomades (basées à l’île Maurice). « Cette maison d’édition me convient particulièrement bien, car elle publie des œuvres de qualité très pertinentes au sein de l’imaginaire indo-océanique et africain », explique Nassuf Djaïlani qui précise que l’atelier des nomades possède également une antenne à Paris et des partenariats avec plusieurs maisons d’édition africaines.
Si dénoncer les inégalités est le but avoué de ce nouveau roman, il s’inspire plus particulièrement d’un fait divers qui a fait grand bruit il y a quelques années sur l’île aux parfums et dont les présumés coupables ont été jugés en avril dernier : l’affaire Roukia. Cette jeune femme avait été retrouvée morte d’une overdose d’héroïne dans une mangrove et un trafic de drogues dures impliquant des militaires français avait été alors découvert par la police. Toutefois, le procès a finalement relaxé tout le monde, officiellement faute de preuves tangibles de leur culpabilité. Un fait que l’écrivain juge particulièrement scandaleux, même si l’écriture de « Cette morsure trop vive » est bien antérieure à ce procès, ce dernier ne venant pour lui que souligner les vices du système judiciaire français à Mayotte. « Le moindre voleur de poules prend 6 mois de prison ferme ici alors que, quand une affaire implique des puissants, qu’ils soient militaires ou élus locaux, ils s’en tirent sans dommages ! Cette injustice est insupportable ! », a affirmé l’écrivain qui insiste sur la notion de douleur émotionnelle qui émane du titre de son livre. « Cette morsure trop vive » représente en réalité la fulgurante douleur du peuple mahorais qui, selon l’auteur, croyait accéder à une vie rêvée en choisissant le statut de département français et qui se retrouve désormais face à une terrible déception. « 10 ans après que Mayotte est passée département, les Mahorais sont-ils plus heureux qu’avant ? Je ne crois pas. Au contraire, ils sont dégoûtés car le développement qu’on leur avait promis n’est pas là. Le système les pressurise, crée des inégalités et les richesses ne sont toujours pas partagées. », déplore l’écrivain avec, dans la voix, au moins autant de douleur qu’en contient son roman.
La poésie comme arme de sublimation d’une réalité insoutenable
Si, pour Nassuf Djaïlani, cette « morsure trop vive » représente la douleur générée par les inégalités, il a trouvé un moyen personnel de tromper cette souffrance : la poésie. Bien sûr, nous parlons ici d’un roman, mais les deux genres sont parfois liés et c’est d’autant plus le cas ici que notre romancier est à l’origine poète. S’il est passé au récit, c’est principalement (mais pas uniquement) pour s’adapter au système éditorial français. « Dans le monde littéraire français, on n’est pas considéré comme un véritable écrivain tant qu’on n’a pas écrit au moins un roman », nous révèle Nassuf Djaïlani. Qu’à cela ne tienne puisque les passerelles entre poésie et roman sont légion pour qui a, comme l’auteur, l’amour des belles lettres. « La littérature est pour moi une manière de sublimer le réel et de transformer des histoires particulières en grandes questions universelles », explique-t-il.
Cette universalité, l’écrivain l’a souhaitée dans son roman. Si ce dernier se déroule bien à Mayotte, il a pour cadre un village imaginaire nommé Chiconi-sur-Mer. Évidemment, cette très légère modification du nom du village natal de l’écrivain ne trompe personne, d’autant moins d’ailleurs que son atmosphère générale n’a quasi rien de différent d’avec son homologue réel. Mais pour le romancier pourtant, ce détail est important car c’est cela qui lui confèrerait une universalité. « Quand j’écris, je m’imagine pouvoir être lu par des lecteurs du monde entier. Il ne faut donc pas que la référence soit trop ancrée dans le réel », affirme-t-il. Pourtant, les habitants de Mayotte reconnaîtront bien dans cette histoire les caractéristiques de leur île, que ce soit en termes de paysages ou d’aspects socio-culturels.
« Cette morsure trop vive » conte l’histoire de deux frères élevés par une mère qui aurait souhaité avoir des filles (à Mayotte, la matrilocalité, tradition d’origine bantoue, fait que les maisons appartiennent aux femmes). N’ayant eu que deux garçons, elle décide donc de tromper son désespoir en faisant de Soul, l’aîné, un héros de guerre. S’étant engagé dans l’armée française, il part combattre en Afghanistan où il se lie d’une forte amitié avec un réunionnais. Mais ce dernier décède malheureusement au cours d’un combat. « La mort de son meilleur ami plonge Soul dans un profond désespoir qui engendre une introspection : pourquoi je me bats ? Quel est mon rapport à la France ? », révèle l’écrivain. C’est dans son village natal de Chiconi-sur-Mer qu’il revient pour vivre ses angoisses existentielles. C’est alors qu’il se voit accusé du meurtre d’une jeune femme et que la machine judiciaire le happe.
Bob Denard en toile de fond
En toile de fond, l’ombre du chaos politique engendré par le mercenaire français Bob Denard plane sur le récit et en explique implicitement plusieurs aspects. Il est d’ailleurs insolite que ce personnage historique que beaucoup souhaiteraient oublier ressurgisse ainsi dans plusieurs œuvres de cette fin d’année 2021. Nassuf Djaïlani ne l’évoque pas uniquement dans ce roman, mais également dans sa pièce de théâtre jouée récemment au pôle culturel de Chirongui : « En finir avec Bob ». En parallèle, l’écrivain et homme de théâtre réunionnais Emmanuel Genvrin en fait l’amant de son héroïne dans le roman Sabena, sorti lui aussi récemment. Pour couronner le tout, Paris Match y consacre un dossier entier le 17 novembre dernier…
Après n’avoir longtemps été que prononcé du bout des lèvres à cause de la « honte » que ce personnage représenterait pour la France, le nom du mercenaire, ainsi que son histoire, ressurgissent de leurs cendres. Surnommé « le chien de guerre », il a été, selon le journaliste Benoît Gysembergh de Paris Match, « un pion discret de la Françafrique et un électron libre ». Il a d’ailleurs « régné » de nombreuses années sur les Comores dans l’ombre des « présidents » que la nation a connue après son indépendance en 1976. Si le terme « régné » peut sembler exagéré, il n’en est rien puisqu’il était carrément surnommé « le sultan blanc » dans la région au cours des années 80 et 90. Finalement arrêté par la nation qui l’avait pourtant placé à la tête des Comores (ironie du sort !), il n’aura pourtant fait que très peu de prison. Un fait qui peut venir corroborer la théorie de Nassuf Djaïlani concernant l’impunité des « puissants ». Toujours est-il que les récentes réapparitions de son nom dans plusieurs œuvres littéraires récentes ou au sein de la presse prouve bien qu’on peut toujours juger l’histoire, la condamner même… mais jamais la taire !
Nora Godeau
Comments are closed.