Le film ne peut pas laisser indifférent. Les tropiques de la violence, c’est quasiment le quotidien des habitants de Mayotte. Quand un village ou un quartier est provisoirement épargné par les barrages ou caillassages, c’est qu’un autre est touché. Des manifestations de violence qui ne sont que la partie visible de l’iceberg. L’immergé, c’est la plongée dans les quartiers où les jeunes règnent en maîtres, à Gaza (Kawéni) en particulier, et c’est ce que nous avait offert Nathacha Appanah avec son roman « Tropique de la violence »*.
C’est le récit du jeune Moïse, un prénom que lui a donné sa mère adoptive, une infirmière mzungu, en mal d’enfant, parce qu’elle l’a quasiment sauvé des eaux après son arrivée en kwassa d’Anjouan. Mais son décès va le plonger dans les enfers des bandes, de la drogue et des violences réunis, lui qui avait été épargné. Va-t-il survivre ? Leur monde va-t-il s’imposer au sien, ou arrivera-t-il à les interpeller ? C’est la question et l’enjeu du récit.
Inutile de dire que le roman « Tropique de la violence », de Nathacha Appanah n’a pas été vécu ici comme une fiction. Mais à la parfaite captation du sujet, s’ajoutait un exercice de style réussi, notamment par la mise en situation du lecteur dans la tête des personnages. L’image de Mayotte ne s’en trouve pas grandie, mais elle est réaliste sur un de ses pans. L’idée de transposer le roman en film était risquée. Nous avions rencontré l’équipe du film il y a deux ans, le réalisateur Manuel Schapira*, et la productrice Carole Lambert. Ils avaient expliqué vouloir tout autant montrer que « Mayotte est laissée pour compte », que prouver qu’il était possible de monter sur place un film entièrement dédié à l’île.
Une question de transmission de valeurs
Ce jeudi soir, c’était la projection du film en avant-première au cinéma de Chirongui. Il n’a pas conservé le titre imaginé un temps alors par l’équipe, « Le destin de Mo », pour reprendre et coller au « Tropique de la violence ». Expurgeant la scène la plus violente, et modifiant sensiblement la fin…
L’essentiel du récit y est, on retrouve cette plongée dans l’arène de ces jeunes qui se construisent leur propre loi en interne, et l’applique au reste de la société. Cette survie à laquelle participent des adultes, en marge, en parallèle, sans s’immiscer, l’autorité est inexistante. Les femmes aussi en dehors de la maman. Le seul repère de société auquel pourrait se raccrocher les jeunes, c’est une association caritative, qui l’incarne, avec Stéphane (joué par l’excellent Dali Benssalah, qui a tourné dans le dernier James Bond), qui incarne des valeurs proche de son ancien monde, et auquel il va se raccrocher quand l’irréparable est commis. Ce qui va précipiter son destin.
C’est aussi le devenir des mineurs isolés qui se joue là, une projection à Anjouan pour doucher les espoirs de vie meilleure en abandonnant son enfant ici, ne serait pas superflue.
Une vraie performance pour le réalisateur, qui a managé ces jeunes, dont on ne sait jamais trop s’ils sont acteurs dans le film ou de leur propre destin. La prestation de Fazal, dans le rôle taillé sur mesure de Bruce, est à ce sujet époustouflante. Manuel Schapira nous a livré son regard sur eux.
« Je voulais qu’on sorte des raccourcis que nous avons à propos de ces jeunes. Ces gamins ne sont pas seulement ce qu’on imagine, on n’excuse rien, on démystifie. C’est évident qu’ils manquent de perspective, d’horizon, dans le film comme dans la réalité. Quand la confiance s’installe, on arrive à de supers résultats. Ils ont compris que s’ils n’étaient pas là, le film se cassait la figure ». Forcément, il y a eu des hauts et des bas, un peu comme un fumeur qui veut arrêter, mais le résultat est là, « il arrivait que l’un oublie un rendez-vous, il fallait aller le chercher, ou un autre replonge dans la chimique, il en est sorti depuis. Et ils sont tous là à l’avant première ». Ils ont tous touché un cachet.
« Plus tard, je veux devenir acteur »
Certains des acteurs sont originaires de Kawéni, d’autres de Vahibe, et quelques uns de Koungou. Pas de guerres de villages, donc ? Autour de nous, les acteurs en herbe sourient : « Non, on est tous potes. On se retrouve souvent, on s’entend bien. » Un petit tour de table montre l’éclectisme de nos interlocuteurs… Un peu comme Mo au sein de la bande.
Le jeune acteur qui joue Moïse n’est pas là, il est à Paris, mais Fazal, l’autre protagoniste du récit, est bien campé dans ses sandales. Il se confondrait presque avec Bruce, le même phrasé avec des courtes phrases. Il acquiesce, « j’étais un caïd. Quand on est venu me voir pour le film, j’étais en stress, paniqué. Mais j’aime faire rire, et en fait, ça c’est bien passé, c’est comme être un comédien. Maintenant, j’ai arrêté les bêtises, je suis entré au RSMA. »
Pour les besoins du film, c’est dans le banga d’Eldine qu’a investi la bande pour établir son QG. Pour Elanique (Nass), il a fallu travailler, « c’était compliqué d’apprendre le texte et de le retenir ». Il est actuellement en formation chez Apprentis d’Auteuil, dans un chantier d’insertion.
C’est le meilleur pote de Mo, La Teigne est joué par Madi, 17 ans, originaire de Koungou, « c’était vraiment compliqué de devoir tout le temps être avec Moïse. Il était très sympa, mais je ne devais pas le quitter. » Il est scolarisé en 1ère G au lycée des Lumières, quant à Samuel, au visage d’ange, il est collégien à Koungou, « et là je suis en stage à Mayotte la 1ère, et plus tard, je veux devenir acteur ».
Absence de soutien institutionnel
Pour Manuel Schapira, l’encadrement d’acteurs n’était pas le plus compliqué. « A Mayotte, il n’y a rien pour accompagner le tournage d’un film, il faut faire venir le matériel. Il n’y a pas de subventions régionales par exemple comme à La Réunion. Et d’autre part, la vie est chère. Mais par contre, il y a une super énergie sur cette île, des gens qui vont au-delà de leurs compétences pour vous aider. » Ce ne fut pas le cas de la Direction des Affaires culturelles (DAC), « nous n’avons eu aucun financement, aucun contact, pour un film tourné à Mayotte et projeté à Mayotte ». Ni du conseil départemental. Les coups de main, ce sont des anonymes qui les ont donnés, Mario à Kawéni ou PapaMwegne.
Dans le public, beaucoup d’enseignants, mais aussi des juges du Tribunal judiciaire. A la sortie, quelques élus communaux et des techniciens du conseil départemental réagissaient favorablement, « le film est super, bien tourné, bien monté. Et ça décrit tout à fait ce qui se passe à Mayotte », tout en pointant la difficulté de faire la part des choses, « certains des jeunes acteurs qui sont venus ce soir sont habillés comme dans le film. On ne voit pas trop la différence ».
« Tropique de la violence » était ensuite diffusé ce vendredi à Chirongui, puis tournera pendant deux mois dans les collèges et lycées. Et les premiers échos des élèves sont plus qu positifs, “ils se reconnaissent à 200% dans ce portrait de l’île, leur parole se libère!”, rapporte Manuel Schapira, très ému.
Sa sortie nationale est prévue le 23 mars 2022.
Jeudi soir, c’était une avant-première aussi pour les jeunes acteurs, qui avaient le verbe moins haut après la projection, un tantinet gênés, « c’est incroyable, ça rend super bien ! » Seule autorité à avoir répondu présent à l’avant-première, le recteur Gilles Halbout échangeait avec l’un d’eux qui espérait un 2ème opus de “Tropique”, en concluant, « la suite, c’est à vous de l’écrire, non ? » Entre fiction et réalité.
Anne Perzo-Lafond
* Prix du Roman France Télévisions 2017 – Prix Anna de Noailles 2017 de l’Académie française – Prix Femina des lycéens 2016
** Manuel Schapira a réalisé de nombreux courts métrages, décroché l’Ours d’Argent à Berlin pour « Décroche », et a été nommé aux Césars. Il a tourné Damoclès avec Manu Payet pour Arte, et a travaillé sur une série avec Yvan Attal.
Carole lambert a notamment produit « Gueule d’ange » avec Marion Cotillard.
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