Une publication de mars de la Chaire Outre-mer de Sciences Po fait écho à nos interpellations régulières des sphères de décision parisiennes de voir Mayotte comme un laboratoire pour le pays. Si l’argument pouvait être inaudible, c’est sans doute, comme le disent en préambule les auteurs, parce qu’il peut être compliqué d’envisager que les défis du XXIème siècle peuvent venir du département le plus pauvre de France. « Les espaces qualifiés de périphérique comme Mayotte peuvent constituer des sources d’inspiration et, surtout, cesser d’être envisagés comme des périphéries pour être perçus comme des territoires aux logiques de développement propres. »
Les deux auteurs connaissent bien Mayotte, pour avoir été tous les deux stagiaires ENA à la préfecture. Cela ne suffit pas à leur conférer une signature, mais pour avoir beaucoup croisé Benjamin Huin Morales, nous pouvons témoigner de son empathie pour le territoire. Il est désormais maire que sa localité du Haut-Rhin, et enseigne donc à Sciences Po. Luca Vergallo avait poursuivi dans la même lignée, il enseigne dans la même institution. Leur profil les incite à mettre en avant l’action préfectorale, à part quelques lignes donnant des pistes d’évolution à la fin, et c’est le reproche qu’on peut leur faire, or elle dépend fortement de la personnalité du représentant de l’Etat mis en place. Mais peut-être ont-ils cette visée…
24.000 à 28.000 étrangers arrivent chaque année à Mayotte
Dans une première partie, la description des nombreux retards à Mayotte, est parsemée de données chiffrées, dont certaines inédites, comme l’annonce des 24.000 à 28.000 étrangers qui arriveraient chaque année à Mayotte, issue d’une note interne à la préfecture. Il est aussi fait constat d’une décentralisation et d’une départementalisation, « non suivies d’effets tangibles », et qui notamment s’applique à des communes artificiellement plaquées, « les mahorais s’identifient au 77 villages, souvent divers au plan linguistique et ethnique, plutôt qu’aux 17 communes ».
Les auteurs commencent par lister des défis mahorais « transposables à d’autres régions françaises ». On trouve en premier lieu l’immigration clandestine, et les tensions « importées » des Comores entre bandes, des parallèles sont dressés avec celles entre kurdes et turques en Allemagne, et un parallèle est fait entre les Collectifs de citoyens et les « Gilets jaunes » en métropole. L’encadrement de la jeunesse aussi, « Mayotte compte entre 3.000 et 7.000 mineurs accompagnés sur les 40.000 que la France recense au total », relevant au passage que « cette délinquance de plus en plus juvénile se heurte à l’absence de réponse pénale ou des perspectives d’insertion ».
Une somme d’éléments que la population ne digère plus, qui permet de mettre en évidence la « résilience » qui doit s’accroitre en France, « à ce titre, Mayotte est une vitrine ».
Des expérimentations réussies à Mayotte…
En face de ces défis, 5 politiques dont les deux auteurs analysent les effets positifs et négatifs, pour les décliner ensuite sur les autres territoires. Celle contre l’immigration clandestine tout d’abord. Le maintien de droits de séjour spécifique à Mayotte, qui ne permettent pas de sortir du territoire, ajouté à des prestations sociales inférieures à ce qui se pratique ailleurs en France, « transforment Mayotte en impasse pour de nombreux étrangers et ne semblent pas rendre l’île moins attractive pour eux ». Ils lui préfèrent l’opération civilo-militaire Shikandra, doublée d’une aide au développement aux Comores conditionnée à la maitrise des départs de kwassa de leurs côtes. « Ses résultats sont probants avec 19.648 reconduites à la frontière en 2017 contre prés de 27.000 en 2019 ».
Deuxièmement, l’action sur les 40% de bidonvilles sur le territoire, « concentration de précarité et de déracinement » qui « contribue à nourrir la délinquance », grâce à la loi Elan, qui ambitionne la destruction d’environ « 400 à 500 habitations en tôle » en proposant la construction d’habitat temporaire à bas prix.
Est également souligné la concentration de l’action de l’Etat autour du préfet notamment lors de la crise Covid, en bénéficiant de « l’élimination des coûts de coordination entre différents échelons ».
La plateforme d’ingénierie mise en place pour les fonds européens, demandée à corps et à cri depuis des années, devient un modèle d’efficacité, pour « appuyer les services de communes et des EPCI dans la réalisation de projets ». Une duplication dans chaque département de France est conseillée. Idem pour l’expérimentation de la direction territoriale de la police nationale (DTPN), qui a fusionné tous les services de police. La touche locale s’enrichit efficacement d’une mention aux « maillots jaunes », en prévention de la délinquance et comme médiateurs lors des troubles, qui « pourraient efficacement être expérimentée hors de Mayotte ». Enfin des énarques qui ne les qualifient pas de milices…
… aux pistes pour continuer à inventer des réponses
La partie qui va nous intéresser plus particulièrement touche aux « outils sur mesure », notamment pour lutter contre cette immigration qui envoie 105.000 élèves dans les établissements scolaires dont le taux d’occupation frise les 200%, « malgré le rythme effréné des constructions scolaires depuis 2018 ». Surtout dans le secondaire, comme ils le mentionneront plus loin.
Premièrement, offrir des alternatives à la prison, notamment en ouvrant un Établissement Public d’insertion pour la Défense* (EPIDE) « pour les jeunes sous mandat judiciaire ». Deuxièmement, réduire le taux d’illettrisme de 33%, par la mise à disposition par le rectorat de cours d’écriture/lecture de français dans chaque village, et en conditionnant l’obtention d’un titre de séjour à la maitrise du français. Troisièmement, en créant des modules de type RSMA pour accueillir des jeunes déscolarisés voire petits délinquants. La quatrième proposition, porte sur une politique spécifique à destination des jeunes étrangers en situation irrégulière, en particulier ceux qui au bout de la réussite scolaire ne peuvent mener leurs projets d’études supérieures, « il pourrait être créé un régime d’admission exceptionnel pour les élèves méritants », une sorte de « contrat moral » avec la jeunesse. Enfin, dernière proposition, pour fidéliser les jeunes cadres à Mayotte, il faut identifier les postes qu’ils pourraient ensuite intégrer.
Pour mener avec efficacité toutes ces politiques, Luca Vergallo et Benjamin Huin Morales, réorganisent les services de l’Etat en prônant une déconcentration depuis les ministères vers le préfet, « pour lui conférer un pouvoir d’expérimentation avec l’accord du 1er ministre », un super préfet qui aurait une autorité hiérarchique sur les directions chapeautant les principaux enjeux (immigration, cohésion sociale, environnement, etc.). Et rassembler sous une même autorité, les services de l’Etat à Mayotte et le poste diplomatique aux Comores, avec l’organisation de conférences régionales rassemblant les parties.
Pour ceux parmi les élus locaux qui n’arrivent pas à exercer leurs compétences, à une recentralisation dans les mains de l’Etat peu pédagogue, ils préfèrent un schéma calqué sur la plateforme d’ingénierie : coordonner, construire, appuyer et se substituer momentanément en cas de carence. « La création d’une académie d’élus pourrait être expérimentée à Mayotte », pilotée par des instances reconnues.
Et parce que l’exemple doit venir d’en haut, avec des représentants de services déconcentrés de l’Etat « encore trop réticents à l’innovation », la désignation de juristes pour les appuyer ou la création à Mayotte d’une instance de réflexion sur l’avenir de l’île du type « France stratégie », est recommandée.
Difficile de résumer un texte qui va durablement faire concurrence à de nombreux autres rangés dans un tiroir. S’il esquisse le visage d’un préfet-Superman, chacun a sa place dans la montée en compétence. Nous en avons peints les principaux traits, et concluons en citant les deux jeunes auteurs : « Mayotte doit être une terre de reconquête républicaine, car la République ne se réalise pleinement que lorsqu’elle garantit d’abord à chaque citoyen une vie digne ».
Consulter la Note de recherche Chaire OM Sciences Po
Anne Perzo-Lafond
* Les centres Épide proposent aux jeunes de 18-25 ans, de nationalité française ou étrangère en situation régulière, un accompagnement pour faciliter leur insertion professionnelle
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