Quelles que soient les origines sociologiques de la population mahoraise, le choix historique des Mahorais pour la France, a abouti à la mise en place dès 1976, date à laquelle, Mayotte est sous administration directe de la métropole, d’une nouvelle organisation administrative, d’un nouveau type de développement et, partant d’un nouveau système de valeurs. Il s’agit notamment de l’apparition dans nos villages de la démocratie représentative appuyée par la liberté autonome de l’individu avec ses représentants élus, mais révocables à échéance définie. Il s’agit des maires, des conseillers généraux ou départementaux, des députés, des sénateurs… et le vote majoritaire sur des questions concernant la société traditionnelle mahoraise, qui jusque-là, privilégiait une démarche plus communautaire, fondée sur le primat de la collectivité. Ces mandats électifs sont venus remplacer celui des chefs du village, pour statuer sur des sujets habituellement unanimes, oraux, et socialement stratifiés.
Ainsi, Mayotte est volontairement entrée dans la République française sans que soit posée la question de la conciliation de ses propres valeurs singulières avec les valeurs communes réaffirmées par la Constitution française de 1958.
Les leçons générales tirées des scrutins
En l’espace de trois ans, nous venons de connaître successivement les élections municipales de 2020, les cantonales de 2021 et les présidentielles de 2022, mais aussi la destitution du maire de Chirongui à la suite d’une condamnation par le tribunal judiciaire de Mamoudzou. Rappelons ici qu’il s’agit de la seconde destitution d’un maire à Mayotte après celle du maire de Koungou, révoqué par le Conseil des ministres en janvier 2011.
Autant d’épisodes significatifs de la vie politique mahoraise. En analysant avec attention certains comportements sociaux de l’électeur mahorais, on peut remarquer que ces différents évènements portent une évidente leçon politique qu’il convient d’apprécier pour mieux comprendre et aborder les différentes échéances futures, notamment les législatives des 12 et 19 juin prochain.
Nous observons tout d’abord, que les Mahorais font preuve d’une grande maturité politique. Depuis 1976, l’essentiel des scrutins à Mayotte se déroule correctement, les contestations des résultats ne sont que marginales. Excepté les élections présidentielles, dont le taux d’abstention est souvent supérieur à la statistique nationale, le taux de participation électorale aux différents scrutins à Mayotte est globalement situé à un niveau satisfaisant.
Par ailleurs, avec un nombre total record de candidat (87 listes confirmées en 2020) et (74 binômes en lice en 2021), l’offre politique mahoraise est extrêmement diversifiée, et montre que les partis politiques traditionnels, le Mouvement Départementaliste Mahorais (M.D.M), les Républicains (LR) et dans une moindre mesure la Fédération du Parti Socialiste (P.S) n’a pas intégré la demande de clarté et de simplicité politique qu’exigent les citoyens.
Au-delà de l’évolution des forces politiques, de l’usure naturelle du pouvoir et des décisions personnelles des intéressés, les élections municipales de 2020 et cantonales de 2021 ont enregistré une forte rotation d’élus : départementaux (3 sur 26) et municipaux (10 maires sur 17). Cette situation confirme d’une part, que l’instabilité des mandats électifs à Mayotte est toujours d’actualité. Et d’autre part, elle montre que les élus locaux, lorsqu’ils n’ont pas les moyens de répondre aux demandes les plus légitimes de la population, sont tenus pour responsables des retards de développement. Il nous apparaît clair ici que la disproportion énorme qui existe entre les compétences accordées aux élus mahorais et les très faibles moyens financiers, dont ils disposent, alimente les frustrations sociales.
Enfin nous constatons également et déplorons en même temps que le grand élan qui avait accompagné l’extension à Mayotte de la parité hommes-femmes (Amendement de l’ancien député Henri Jean Baptiste) a du mal à être traduit dans les faits. On a certes observé l’obligation rigoureuse de parité sur les listes municipales, mais, partout, les femmes ont été invitées à se ranger à la raison du plus fort. Aucune d’entre elles n’est aujourd’hui maire et aucune liste conduite par une femme aux élections des 2020 n’a gagné. Treize conseillères générales siègent au département, parité oblige. Beaucoup de choses restent donc à faire pour une véritable parité dans l’exercice des responsabilités.
Alors que par le passé, notamment à l’époque de l’autonomie interne des Comores et des débuts de l’administration française en 1976, la vie politique traditionnelle était construite successivement autour de la bipolarisation entre deux grands mouvements politiques, les pro-français (les Sorodas) et les pro-comoriens (les Serrer la main), entre le Mouvement Populaire Mahorais (M.P.M) et le Rassemblement Pour la République (R.P.R). Depuis un certain temps, les élections à Mayotte ont fait apparaître ou ont consolidé de nouvelles étiquettes (la fédération du Parti Socialiste (P.S), le Parti Social Mahorais (P.S.M) le Mouvement Départementaliste Mahorais (MDM), Nouvel Elan de Mayotte (NEMA), la République en Marche (LaREM), Maore Solidaire… et des candidatures indépendantes. Tout en notant que l’adhésion à certaines étiquettes nationales n’est pas toujours fondée sur une démarche politique.
Une appartenance villageoise toujours d’actualité dans le choix d’un candidat
Dans mon premier ouvrage intitulé, « Mayotte une appartenance double », j’ai rappelé que la première question d’identification que s’adressent, en tant que de besoin les Mahorais est toujours celle-ci “D’où tu viens ?”, ce qui signifie “de quel village es-tu? ” La réponse peut être vague, “je suis mahorais” ou renvoie à un village “je suis de Sada”. Dans tous les cas l’identification à un village d’origine déclenche aussitôt chez l’interlocuteur un mécanisme d’identification. C’est dans le village d’origine du fait de la matrilocalité, que chaque individu mahorais a son statut social de “mwégnéji”, (natif), “wégnéji”, au pluriel, voix prépondérante “mwégnéwé ji”, ou propriétaire du village “mwégnéwé mji”, ses droits politiques et religieux qui lui sont attachés. C’est elle qui permet la distinction sociale entre le natif et l’étranger, le “mudjeni”, “wadjéni”, au pluriel, (littéralement : invité ; en réalité sociale : étranger). Être “mudjeni” dans un village c’est n’y exister qu’à demi, c’est avoir un statut inférieur, aux plans social, politique ou religieux, la compensation étant obtenue par le fait d’être natif d’ailleurs.
C’est cette appartenance contraignante à la communauté villageoise, familiale, qui est à Mayotte pourvoyeuse d’identité politique surtout communale ou cantonale, même si on constate un début d’évolution à ce sujet. En effet, au-delà des anciens élus, parmi lesquels, on pouvait rencontrer des non natifs briguant des mandats de maire ou de conseiller général (ex : Abdallah Houmadi à Mamoudzou, Younoussa Bamana à Chiconi, Adrien Giraud à Acoua…), les villages mahorais forment encore l’armature du tissu sociopolitique mahorais même si certains cadres reconnus et nés ailleurs peuvent avoir la confiance des électeurs de leur secteur de résidence.
Cependant, même si les représentants sont régulièrement élus par la population, le mandat n’en reste pas moins fragile en ce qu’il souffre, de “défauts de légitimité”, d’ailleurs très différente selon qu’il s’agit des communes ou du département. Ce dernier tient sa légitimité d’abord de la personnalité de son premier président Younoussa Bamana, puis par sa proximité géographique à l’administration de l’Etat, donc du Préfet.
Le découpage de l’île en dix-sept communes, a incontestablement méconnu le fait que le niveau d’organisation sociale et le niveau de solidarité vécue à Mayotte étaient ceux du village.
Excepté Pamandzi, ce découpage artificiel qui n’a pas tenu compte de l’identité et des solidarités, a plutôt abouti au cumul des inconvénients, en regroupant les villages par chapelets géographiques de 2 à 8 localités et parfois 9 (Mamoudzou). A contrario, cet assemblage de villages distincts a provoqué des concours de rivalités et des vives oppositions parfois ancestrales, notamment entre gros villages limitrophes d’une même commune. Il a obligé le plus souvent à réaliser les mêmes équipements dans chaque village. A titre d’illustration, la commune de Mtsangamouji, composée de trois villages, totalise trois terrains de football, quelquefois au-delà des besoins réels. Il a souvent créé un climat de contestation permanente des élus communaux, même si cette violence est souvent symbolique (barrages routiers, portes de mairies, établissements communaux cloués d’une simple planche), mais aussi par des agitations des tendances « séparatistes » particulièrement entre les gros villages.
Des qualités relationnelles appréciées
L’importance de l’appartenance villageoise dans les élections locales successives, a amené les différents partis politiques mahorais à designer le plus souvent pour les responsabilités électives du mandat de maire ou de conseiller général, des natifs ou des originaires de la commune ou du canton, plus connus d’abord par la grandeur de leur famille, puis par leur qualité de cœur et d’esprit que pour leurs compétences de gestion ou de leurs convictions politiques. En effet, chez les Mahorais, les qualités de cœur et d’esprit sont encore mieux jugées que la réussite personnelle, les capacités physiques ou la puissance économique, “mahaba bora raha na mali”, disent les Mahorais. Voici ce qu’on peut entendre comme justification du choix d’un candidat : “wahé kassoma tro, bé wahé na Rohi bolé, wahé mlézi” en français “certes, il n’est pas instruit, il a un bon cœur, bon père de famille”. Par ailleurs, les excès de pouvoir du régime des Comores ont donné toute sa légitimité à la contestation permanente. Il faut rappeler que de 1958 à 1975, les Comoriens ont utilisé, monopolisé, tous les moyens juridiques et financiers de l’autonomie interne pour équiper leurs îles au détriment de Mayotte abandonnée.
Et ces pratiques politiques anciennes de protestation ont amené souvent les différents mouvements politiques à désigner pour les responsabilités électives, des militants plus connus pour la fermeté de leur conviction – ou de celle de leurs familles, que pour leurs compétences de gestion.
L’émergence brutale d’un discours politique populiste
En analysant certains comportements sociaux des Mahorais, on peut aujourd’hui affirmer combien, en si peu de temps, les réactions des mahorais ont pu évoluer. Et parmi les paramètres qui séduisent actuellement l’électorat jeune, majoritaire dans le territoire qui peut éventuellement s’identifier au candidat, est surtout la parole facile du candidat, « le populisme », son allure jeune, sa situation sociale de bon niveau (mais pas trop quand même). Et parmi ces jeunes candidats, on retrouve des divers sans étiquettes. Le vote « mabawa et gandia » (aile de poulet et alcool), n’a à ce jour qu’une importance marginale, cependant le vote classique particulièrement familial ou communautaire reste toujours d’actualité.
Les réseaux d’opinion ne sont pas devenus si obsolètes qu’on peut l’imaginer. Dans ce dernier cas je pense tout particulièrement aux binationaux, aux confréries. En métropole on dit bien que le vote de « monsieur le curé » existe encore, même s’il semble de moins en moins décisif.
Salim MOUHOUTAR
Auteur –Conférencier
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