Le rapport au colonisateur et sa langue étaient bien sûr au centre des thèmes des conférences de ce début de colloque : une manière de poser le contexte pour arriver à accoucher d’une identité… dans la douleur.
Le colloque sur la littérature francophone de Mayotte, des Comores et du sud-ouest de l’océan Indien, qui se prépare depuis un an et demi du côté du département de Lettres et Sciences Humaines du Centre universitaire de Mayotte commençait par deux déceptions, celle de l’absence de Jean Bessière. Professeur émérite à l’Université Sorbonne Nouvelle de Paris III, et président d’honneur du colloque, notamment pour son enseignement de littérature comparée, et celle d’un public clairsemé.
Des conférenciers de haute volée interviennent pourtant jeudi et vendredi à Dembéni, comme en témoigne le programme du colloque, sur le sujet de la littérature francophone dans la région, « une aubaine extraordinaire », témoignera une intervenante dans le public.
Qui dit littérature francophone dans la région implique un rapport à la langue, aux langues, dont le français reste celle du colonisateur. Difficile de se sortir de ce rapport de force. « La revendication identitaire devient contestataire, avec un besoin de faire valoir son identité par la violence contrairement à ce qui se faisait auparavant », décrypte Thoueibat Djoumbe, chercheure indépendante.
Cynthia Parfait-Volanosy, enseignante à l’université d’Antsiranana (Madagascar), avait choisi la vision nuancée de Nassur Attoumani, dans « Le Calvaire des baobabs », comparable à celle du « Tout-monde » de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, une notion unificatrice de la totalité du monde, de l’univers. « La colonisation qui fut désastreuse est alors considérée comme le point de départ d’une nouvelle ère », décortique l’universitaire.
Le casque colonial fauteur de troubles
Un exemple, celui du casque colonial, cher à la tête de Nassur Attoumani, permet d’illustrer ce postulat : « dans ‘Le Calvaire des baobabs’, le chef de tribu se blesse avec son sabre lorsqu’il aperçoit ce casque. Ni les prières, ni les herbes n’y font grand chose. Voyant cela, le médecin blanc, casse la tisanière ancestrale, et demande l’évacuation vers l’hôpital de Dzaoudzi. Mais il échoue, autant que les féticheurs ».
L’auteur décrit les faits sans prendre parti, « si l’homme blanc impose, il se soucie aussi de la santé lorsqu’il casse la tisanière ». Il n’y a pas là de procès de la colonisation, « car pour Nassur Attoumani, au XXIe siècle, on n’en est plus au ressentiment ».
Mais le roman utilise aussi l’animisme propre à l’île en laissant s’exprimer les animaux « attention à ceux qui font semblant de t’aimer pour mieux t’exploiter ! », dit la chèvre, comme une vision passéiste. « Les analogies hommes-animaux sont l’expression d’un monde idéal où tout le monde trouve sa place », explique toujours Cynthia Parfait-Volanosy, « un traitement contemporain de l’histoire coloniale, une analogie généralisée à la Bessière qui refuse toute hiérarchisation ».
Les Comores, « une chaise bancale »
Pour Nathalie Carré, diplômée de l’INALCO, l’Institut national des langues et civilisations orientales, et auteur de « De la côte aux confins-Récits de voyageurs swahili », il faut alors se poser la question de l’identité de cette littérature comorienne. Car si la tradition lettrée est arabo-swahilie, puis traduite en français, « y a-t-il eu intégration de cet héritage ? » Elle cite en exemple l’écrivain mahorais Nassuf Djailani, qui décrit une identité bafouée de ces quatre îles des Comores dont s’est détachée Mayotte, « une chaise bancale », sur laquelle il se plaint de ne pouvoir s’exprimer, « Mayotte la dominée », « Mayotte lieu d’étouffement de la parole, saturée de paroles politiques », et dont seule l’emprise d’un « trumba », esprit malgache, lui permet de libérer sa parole.
Pour la conférencière, il faut fondre les influences, « plutôt que de se fondre dans une langue (le français) où existent des zones de pouvoir et de contre-pouvoir ».
Gérard Désert, de l’université des Antilles-Guyane, prenait la parole sur la question de l’internationalisme et de la quête du modèle. Un sujet traité avec haute technicité, qui aurait mérité un débit adapté à l’auditoire, et un décryptage de la « pré-trajectoire internationaliste » ou de « l’amplification macrocosmique ».
« Coloniser la langue du colonisateur »
L’intervention de Jean Bessiere, relayée, concluait la première partie des ces interventions, avec un regard plutôt critique sur la littérature de Mayotte qu’il considère encore comme émergente, « une reprise des traditions orales, une tradition romanesque qui tente de saisir de façon burlesque la rencontre entre les cultures traditionnelles et européennes », mais qui souligne qu’il n’est pas question chez ses écrivains locaux d’aliénation du poids de l’histoire.
Des tensions, il en était question dans l’intervention d’Isabelle Mohamed, libraire à Mayotte, assise dans le public, qui traduisait le malaise entre Mayotte et les autres îles des Comores dans les thèmes abordés, « merci à Nathalie Carré d’avoir élargi son intervention initialement centrée sur Mayotte, à l’ensemble des Comores ».
« Un modèle compris que de soi-même »
L’indépendance, la colonisation… des thèmes forts qui éclatent avec violence dans les pages des œuvres locales, et dont l’écriture ne parvient pas chez la plupart des écrivains locaux, à dédramatiser les enjeux. Quand d’autres territoires africains ont choisi la langue comme enjeu identitaire, « vous nous avez donné le français, on peut l’utiliser comme on veut », décrétait un intervenant originaire du continent noir.
Un défi relevé par une étudiante en L3 de Démbéni qui interrogeait : « le mélange entre le français et le shicomorien est-il une manière de coloniser la langue du colonisateur ? » Mieux, c’est la syntaxe, lui répondait-on, qui va alimenter la rébellion : « on utilise la langue différemment, en ôtant la ponctuation par exemple, une manière de dire ‘on est là car on l’a choisi !’ ».
Des enfantillages ! déclarait en substance Mohamed Aït-Aarab, universitaire de la Réunion, qui interviendra ce vendredi, et qui vise déjà plus loin : « on invente des formes à soi, non comprises des autres en pensant, ‘t’es trop nul pour comprendre !’ Ce sont des postures. Quand on écrit en shimaoré, en comorien ou en swahili, on est certain de ne pas être critiqué ! ».
Un colloque qui tient toutes ses promesses, celles de mettre en évidence le rapport très conflictuel chez certains, apaisé chez d’autres, avec le français, et d’envisager la marge d’évolution de la littérature régionale, chez d’un peuple de tradition orale.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
Comments are closed.