Hélène Bertuzzi est entrée en Debaa comme on entre en religion : à peine cette ethno-chorégraphe s’est-elle intéressée au sujet, qu’elle était en immersion pendant deux mois plein au sein de ces femmes qui lui faisaient découvrir une autre manière de vivre ensemble, « je faisais quasiment partie de la famille », rapporte-t-elle lors d’une conférence à la Bibliothèque de prêt vendredi dernier.
Car ces chants dansés, de poèmes religieux, qui mêlaient à l’origine garçons et filles, sont désormais une affaire de femmes. «Leur accès dans les années 30, à l’école coranique, leur aurait permis d’apprendre ce répertoire, et d’en faire une version féminine du mulidi, rituel soufi masculin», détaille celle qui est aussi l’auteur d’un livret sur le sujet « Au cœur du Debaa ».
Une traduction de la pratique sunnite de l’islam modéré à la Mahoraise, fait d’emprunts aux cultes animistes, suffisamment originale pour avoir été couronné du Prix France Musique en 2009 et du Prix Conseil départemental de Mayotte en 2012 : « par ces mouvements, on intègre physiquement Dieu qui est loué. »
Un des petits films qui ponctuent régulièrement la conférence, dévoile un instant de création : Missiki, fundi (savante) de la madrassati Nidhoimya de Hamjago, part d’un vers qu’elle lit en psalmodiant, puis associe des phrases qui vont faire naître une mélodie. Les femmes vont alors commencer par mémoriser le texte, pour esquisser les premiers gestes, « qu’elles peuvent emprunter aux traditions, mais aussi à des groupes de hip-hop ou de danses bollywoodiennes. Dans les pratiques soufi, le corps est très impliqué », précise Hélène Bertuzzi.
La partition d’un Debaa
Vêtues de saluvas (bande de tissu nouée sur la poitrine) identiques, elles se produisent lors des fêtes de villages, et participent à des compétitions. « Chaque Debaa est composée de trois parties », explique Hélène Bertuzzi qui en a étudié la structure au point d’en traduire les partitions en mouvement selon la méthode Laban.
Chaque chant est précédé d’une phrase de salutation de la soliste : « Salla Allahu alà Muhammad » (Puisse Dieu bénir Mohamed), à laquelle le chœur répond « Salla Allahu anlyhi wa sallim », (Puisse Dieu le bénir et répandre la paix sur lui). « Puis la soliste chante à capella le premier couplet repris en chœur par les danseuses-chanteuses ».
Démonstration à l’appui, un groupe de Debaa fait irruption dans la Bibliothèque de prêt de Cavani pour mettre en scène la structure du Debaa. Les percussions entrent en jeu, lors de la deuxième partie, « avec le tari, ancien tambour d’origine persane, et de kasha-kasha occidental. »
« C’est mieux de se tromper ensemble que de réussir seul »
La soliste entraine le groupe, et peut être spontanément remplacée si elle fatigue. « Elle garde un rythme de trois noires, et les tambourins doublent la pulsation ». Le rythme s’accélère, les mouvements se complexifient au fur et à mesure de l’avancée du mouvement. La danseuse imam encourage et permet la coordination du groupe.
Une organisation évocatrice pour Hélène Bertuzzi : « Nous restons dans l’esprit de ‘c’est mieux de se tromper ensemble que de réussir seul’. C’est un bon moyen de compréhension d’une société. Dans le Debaa, on voit l’importance du groupe sur l’individu, car même si la soliste et en avant, en prononçant des phrases de plus en plus courtes au fur à mesure du déroulement de la danse, c’est l’ensemble qui prend peu à peu le dessus. »
Une activité qui les pousse à la rencontre, à se déplacer un peu partout sur l’île, « souvent quatre générations sont représentées au sein d’une même formation. Ce qui maintient les liens familiaux. » Une unité qui incite aussi à dépasser les conflits, « pour maintenir une harmonie qui se dégage même lorsque plusieurs groupes se rencontrent. »
Pour s’en convaincre, il suffit de se laisser envouter par la gestuelle des mains des danseuses-chanteuses, à la fois saccadée, charmeuse, au son de la rythmique des tambourins sur laquelle veillent les anciennes.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
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