C’est un pan entier de la culture de Mayotte qui est en danger. Le kibushi, la langue parlée sur la façade ouest et au sud de Grande Terre est menacée. «L’heure est grave», confient de nombreux «kibushiphones». A Tsararano ou Passamainty, son usage autrefois courant a quasiment disparu et dans de nombreux villages, si les anciens continuent à pratiquer cette langue, les plus jeunes lui préfèrent le shimaoré, le shianjouannais voire le français.
«Il n’est plus rare aujourd’hui de trouver des cadres mahorais qui ne parlent que français à leurs enfants pour leur garantir un bon parcours scolaires. Et ces gamins ne sont plus que francophones», constate Kalathoumi Abdil-Hadi, une journaliste qui a réalisé un grand nombre de relectures et de corrections pour finaliser l’ouvrage.
Et pourtant, cette langue originaire de Madagascar (comme son nom l’indique : Ki pour langue et Bushi pour Madagascar) fait bel et bien partie du patrimoine de notre île, une richesse culturelle à qui dispose de son premier dictionnaire.
10 ans de travail
Sur 382 pages et en 4.600 mots, ce dictionnaire propose l’intégralité du vocabulaire kibushi avec son sens en français et de nombreux exemples de phrases et beaucoup d’expressions. Le dictionnaire propose également de nombreux chapitres qui couvrent un vocabulaire par thèmes, métiers, esprits, commerce ou musique par exemple.
C’est l’aboutissement d’un travail de 10 ans entamé par Robert Jamet, un franco-malgache amoureux des langues. Installé à Chiconi durant de nombreuses années, il en a appris l’idiome et l’a aimé au point de ressentir la nécessité d’en permettre l’accès au plus grand nombre. L’expertise de l’association Shime a ensuite été nécessaire pour mener ce travail à bout, jusqu’à l’édition.
Car pour concevoir ce dictionnaire, le travail allait bien au-delà de mettre les mots les uns derrière les autres. Il a fallu repenser un alphabet pour pouvoir écrire des sons qui n’existent ni en français ni en shimaoré mais que l’on peut retrouver dans d’autres langues. D’où, par exemple, ce «m» surmonté d’un tréma pour figurer un son venu du fond de la gorge. L’autre travail a consisté à s’affranchir de l’orthographe malgache car, là encore, les sons ne sont pas toujours semblables.
Une langue absente de l’espace public
Il est souvent question du sentiment d’infériorité des locuteurs du shimaoré. Mais il est encore plus grand pour les «kibushiphones», encore plus en demande d’une reconnaissance de leur langue et de leur culture. Car le kibushi a beaucoup de mal à trouver une place dans l’espace public. «Il est très peu utilisé dans les médias. A la radio ou à la télévision, on ne l’a pas entendu pendant très longtemps et aujourd’hui encore, il reste rare», indique un membre de l’association Shime.
Les politiques non plus ne l’utilisent quasiment pas dans leurs prises de paroles y compris ceux qui sont originaires de villages «kibushiphones».
Avec cet ouvrage, c’est donc peut-être le début d’une reconquête mais le combat est loin d’être gagné. «Il faut que les ‘kibushiphones’ prennent conscience de la richesse et de l’importance de leur langue», conclut Kalathoumi Abdil-Hadi. En travaillant sur cet ouvrage, elle a découvert la grammaire et la syntaxe de sa langue maternelle et espère qu’avec ce dictionnaire, comme elle, tous ceux partagent ce langage en éprouveront une nouvelle fierté.
RR
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