En venant assister au film tourné par, pour et avec les jeunes de Kawéni, on s’attendait à une bonne fiction, une sortie de leur univers quotidien. C’est tout l’inverse : ils nous ont fait pénétrer dans leur monde, leur case, leurs chambres… Une dure réalité mise à nue par leur humour qui fait souvent rire jaune.
L’arrivée à Mangatélé, sur les hauteur de Kawéni est impressionnante ce vendredi soir à 20h : la colline est couverte de baba, de mamas, de coco et bacocos, de titis, environ mille personnes tournées vers le grand écran qui projette le film « Kawéni Hima », « Kawéni debout ». Une succession de tranches de vie.
C’est d’abord ce petit garçon assis dans un coin, qui compte les pierres comme on compterait les minutes. Un homme surgit, qui s’étonne de le voir si mal habillé, « comme un sac patate », et sans chaussure. L’expression fait rire l’enfant, manifestement heureux de ces retrouvailles : c’est son père, attrapé par la PAF et renvoyé à Anjouan, un temps d’abandon suffisamment long pour que les conditions de vie du petit se détériorent.
C’est cette bande de jeunes qui se mettent à caillasser la Police aux frontières, la PAF, venue faire une descente. Ils se plaignent de cette immixtion des forces de l’ordre dans leur quotidien à un bacoco qui leur remonte les bretelles : « vous finirez mal à fuir et à vous comporter comme ça, c’est la loi, il vaut mieux travailler à votre avenir. »
Les morales de centaines de fables
C’est une autre bande de jeunes, qui regarde passer les voitures, « pour renseigner la police si on en voit une qui est volée », et qui s’avouent à moitié que, oui, c’est bien eux qui ont cassé les bornes fontaines, « l’eau devrait être gratuite ! », mais conviennent finalement qu’ils sont allés trop loin.
C’est encore ce jeune qui envoie un CV, un de plus où son adresse est notée en haut, « Kawéni », et qui partira direct à la poubelle, « on vous rappellera ». Ses copains parviennent à décrocher un boulot malgré tout : ils auront mentionné un autre quartier sur le courrier.
C’est ce jeune ado, à qui sa maman demande d’aller chercher de l’eau à la borne fontaine, mais qui délaisse le seau et préfère passer du temps avec ses potes, « tes mauvaises fréquentations » lui reprochera-t-elle plus tard en le sermonnant, ce qui lui donne envie de «(se) casser de cette maison. » Son papa interviendra en dialoguant pour le faire changer de cap, et lui apprendre à respecter sa maman.
Différence de moyens
Des expressions d’ados, des comportements comme on peut en entendre partout, dans les beaux comme dans les plus pauvres quartiers. A ceci prés que le nombre de jeunes désœuvrés est ici impressionnant. Beaucoup nous disent ne rien faire du tout de leur journée.
Le film est unanimement salué par la critique des habitants du quartier. Un jeune, Sélémani Darkaoui, qui avance travailler dans la médiation scolaire pour la mairie, est secoué : « J’arrive de métropole, et ça me fait mal au cœur de voir la différence de moyens, ils n’ont rien ici, c’est la pauvreté dans les maisons. Il faut savoir qu’ici, une grande majorité des jeunes n’est pas scolarisée. »
Un habitant nous fait remarquer qu’il aurait été préférable que le film soit tourné en français, et non en shimaorais sous-titré, « quelle légitimité ont ces jeunes du coup quand ils disent qu’ils passent le Bac. On sait qu’ils s’expriment bien, ils auraient du intervenir en français. »
Engagements politiques
Car les auteurs sont connus, ce sont même des jeunes militants de la première heure pour changer l’image de leur quartier, comme Scot qui joue le fils de Daharzade : « Le plus dur pour moi, c’était de parler mal à celle qui jouait ma mère. Ça ne me viendrait pas à l’idée de parler comme ça à ma maman ! » Les mots prononcés dans le film, surtout par la mère sont il est vrai crus, « beaucoup plus que dans la réalité », glissait un habitant.
Enfin, le film tourné par le Centre de Ressources, se termine sur un feedback de la Marche de l’unité, initiée en mai dernier par Julien Gauquelin et Daharzade, et qui doit théoriquement aboutir à la formation d’un Conseil citoyen. Le CDR qui était porteur de projet, filmé par le Québécois Benoît Maheux, en partenariat avec la ville de Mamoudzou, et financé par le Commissariat Général à l’égalité des Territoires.
Ce n’est pas pour rien que l’endroit a été choisi : Mangatélé est le condensé de « manguier » et de « télé », le lieu où tout se sait et rien n’échappe aux oreilles du quartier, une sorte de « manguier à palabres ». Qu’il ait été investi le temps d’une soirée par une grande manifestation populaire n’a donc rien d’extraordinaire. D’ailleurs, à peine l’écran roulé, les joueurs de dominos avaient repris leur place…
Siddi Nadjyedine, adjoint au maire de Mamoudzou chargé de la politique de la ville, prenait le micro à l’issue de la projection, pour annoncer différents projets sur le quartier de Mangatélé, dont « un kiosque, un espace de rencontre, notamment pour les joueurs de cartes, mais aussi vous bénéficierez de la déclinaison des contrats de ville signés avec l’Etat. »
Les jeunes se sont mis à nu devant les élus, qui n’ont pas le droit de les décevoir.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte
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