La 3ème réunion publique à propos de la future ZAC de Longoni avait pourtant bien commencé. L’EPFAM avait donné rendez-vous à la population du village de Longoni pour échanger autour du projet de ZAC qu’elle mène en collaboration avec la commune de Koungou. Ce projet a commencé à être évoqué en 2018, année pendant laquelle une 1ère réunion publique avait été organisée. « A l’époque, il ne s’agissait que d’une perspective d’orientation, aucun projet précis n’avait encore été arrêté officiellement », précise Yves-Michel Daunar, le directeur général de l’EPFAM. Entre 2018 et 2021, des discussions ont eu lieu et le projet s’est précisé en collaboration, toujours, avec Assani Saindou Bamcolo, le maire de Koungou, récemment réélu à la tête de la commune dont le village de Longoni fait partie. Contrairement à ce qui avait été évoqué à l’époque, à savoir de créer une zone de logements et d’équipements sur des terrains nus situés légèrement à l’écart du village actuel, Yves-Michel Daunar et Assani Saindou Bamcolo ont finalement changé leur fusil d’épaule et décidé de créer une ZAC à l’emplacement de l’actuel village. « Si nous étions restés sur les premières perspectives, nous aurions créé un ghetto de mzungous du style du quartier des Hauts Vallons en bordure de l’actuel village de Longoni qui, soit dit en passant, n’aurait pas pu bénéficier de tous les avantages en termes d’équipements et d’assainissement que nous proposons actuellement via cette ZAC », a expliqué le directeur général de l’EPFAM. « Nous avons donc jugé préférable de la créer directement à l’emplacement de l’actuel village de manière à ce que toutes les communautés puissent bénéficier du confort sans pour autant vivre dans des quartiers différents », a-t-il poursuivi.
Toutefois, qui dit ZAC, dit normes françaises en termes de constructions. L’une de ces normes stipule notamment que toutes les maisons situées dans des zones à risque soient démolies pour préserver ses habitants de blessures ou de morts éventuelles. Car, dans ce cas, c’est le maire qui est responsable. Toutefois, si une maison est démolie, ses habitants doivent obligatoirement être relogés. Or la question se posera dans les années à venir pour les maisons de Longoni situées en bord de rivière. Les études menées par le bureau d’étude Harappa, que l’EPFAM et la commune ont engagé pour mener à bien ce projet, ont en effet établi que certaines maisons risquaient d’être inondées dans les années à venir. La question du relogement de leurs habitants se posera donc obligatoirement. « Pour le moment, nous n’en sommes qu’à la première étape qui n’implique aucune destruction », a tenté d’expliquer Sylvia Frey, l’associée gérante de l’agence Harappa. « Par la suite, nous n’effectueront aucune démolition sans en avoir discuté avec les personnes concernées de manière à trouver une solution qui leur convienne », a-t-elle poursuivi. En vain : furieux d’envisager une éventuelle destruction de leurs biens, les villageois qui assistaient à cette réunion publique sont entrés dans une colère noire qui a bien failli tourner au vinaigre.
Mentalité mahoraise vs mentalité métropolitaine : le choc des civilisations
Alors que Sylvia Frey, ses associés et Yves-Michel Daunar présentaient le projet à l’aide d’un interprète pour que les Mahorais non francophones en comprennent bien la teneur, un habitant s’est levé pour les invectiver d’une manière plutôt agressive : « Tout ça on le sait déjà, cette présentation, on l’a déjà vue plusieurs fois et, en plus, elle est disponible sur votre site ! », a-t-il lancé devant les architectes sidérés et gênés. « Nous, on veut des réponses claires, arrêtez de nous prendre pour des jambons ! », a-t-il poursuivi avant d’être applaudi par le public. « Ce projet implique-t-il oui ou non des destructions de maisons ? », a précisé le villageois furieux qui a rappelé aux professionnels qu’un certain nombre de villageois n’étaient pas d’accord avec la construction de cette ZAC et que ce désaccord les avaient même conduis à bloquer la route de Longoni quelques jours plus tôt. Devant ce premier coup de colère, Sylvia Frey a tenté de rassurer le public en expliquant « qu’aucune démolition ne se fera sans que les propriétaires des maisons concernées n’aient été consultés de manière à trouver une solution ensemble ».
Plus clairement : oui le projet de ZAC impliquera, à terme, la démolition des habitations situées aux abords de la rivière, donc dans une zone à risque. Toutefois ces démolitions ne se feront que dans plusieurs années, au terme de nombreuses réunions avec les habitants concernés qui seront tous relogés. Un organe spécial a même été créé à cet effet : la MOUS (Maîtrise d’œuvre Urbaine et Sociale). Cette dernière, qui n’interviendra que lors de l’étape 2 du projet (qui n’est pas encore pour tout de suite étant donné que l’étape 1 vient à peine de commencer), aura justement pour objet de rencontrer tous les habitants des maisons situées dans les zones d’aléas fort (donc principalement les maisons situées en bord de rivière) pour les reloger d’une manière qui les satisfasse.
Mais ce discours rassurant, encore répété par Yves-Michel Daunar venu au secours de l’architecte, est resté sans effet sur la colère des villageois présents. Le directeur général de l’EPFAM a eu beau expliquer en long en large et en travers qu’il était impossible de construire un réseau d’assainissement et d’eau potable pour tous sans détruire quelques maisons et que, par ailleurs, ces destructions n’étaient que pour le bien des villageois étant donné qu’ils risquaient à terme leur vie en restant dans leur maison, rien n’y a fait et un véritable dialogue de sourd s’est instauré.
Nous avons alors cherché à comprendre ce qui bloquait vraiment les villageois sur ce projet. En effet, vu de l’extérieur, il est impossible de comprendre leur point de vue étant donné qu’il est stupide de vouloir rester dans une maison au péril de sa vie, d’autant plus quand une solution de relogement est assurée. Nous nous sommes donc esquivés de ce dialogue de sourd au cours duquel chacun des partis répétait inlassablement la même chose sans qu’aucun pont de compréhension ne voit le jour, pour aller interroger directement les villageois mécontents dans le village. Quelle n’a pas été notre surprise quand nous nous sommes aperçus qu’en réalité le dialogue était bloqué, car les villageois ne croyaient pas un mot des propos tenus par Yves-Michel Daunar ou Sylvia Frey… « Il est déjà arrivé dans le passé que la mairie nous confisque nos maisons sans pour autant qu’on ait été relogé », nous a expliqué un villageois. « Prenez l’exemple de ce foyer de Longoni : avant, il y avait une maison à cet endroit. Les propriétaires ont été chassés de chez eux et n’ont jamais été relogés », a-t-il poursuivi. Des propos dont nous ignorons la véracité, mais qui nous ont permis de comprendre les points de blocage. Ici, la question n’est pas celle de l’immigration clandestine, puisque les maisons susceptibles d’être démolies n’appartiennent pas à des personnes en situation irrégulière et sont, pour la plupart, construites « en dur ». Non, ici la problématique est toute autre : les propriétaires de ces maisons l’ont hérité de leurs grands-parents et y attachent une forte valeur sentimentale. En outre, ils ont peur de ne pas être relogés dans une maisons de même valeur que celle qui sera potentiellement détruite.
A cela vient s’ajouter un gros manque de confiance des habitants de Longoni envers Assani Saindou Bamcolo, le maire de la commune de Koungou dont le village fait partie. Il est accusé par les villageois d’avoir « fomenté » ce projet de ZAC pour des intérêts personnels. Bref, beaucoup de villageois de Longoni l’accusent d’être corrompu. Pourquoi dans ce cas l’avoir réélu à la tête de la commune ? avons-nous demandé naïvement aux villageois. « La commune de Koungou comporte plusieurs villages, ce ne sont pas les habitants de Longoni qui l’ont réélu », nous a affirmé un villageois. A cela s’ajoute, à notre sens, une méconnaissance du risque d’inondation. Un habitant possédant une maison en bord de rivière nous a par exemple affirmé qu’il était impossible que sa maison soit inondée car « il avait construit deux étages ». Un exemple qui en dit long sur le fossé de mentalité existant entre les Mahorais et les professionnels venus d’autres départements français.
L’incompréhension est totale. Sans compter qu’une histoire de « droit coutumier » vient se greffer à l’affaire. Un droit coutumier que les Mahorais sont pourtant censés avoir abandonné en choisissant de devenir département français. « J’ai hérité cette maison de mon grand-père, donc la France n’a pas le doit de me la retirer ! Nous n’avons pas besoin de vous les blancs pour nous apprendre à construire nos maisons. Arrêtez de nous prendre pour des jambons ! », avons-nous pu entendre en nous rendant dans le village. Ou encore : « A Mayotte, on a l’habitude que chacun vive chez soi tranquille. On n’a pas l’habitude des grands bâtiments et on a peur de perdre les terrains que nous avons hérité de nos ancêtres ». En revanche, tous le monde est d’accord pour avoir l’eau courante mais comprendre que, pour cela, il faut changer l’aménagement du village est une autre paire de manche… « Vous êtes tous d’accord pour avoir l’eau courante ! », a tenté d’expliquer Yves-Michel Daunar. « Au bout d’un moment, faire passer le réseau d’eau au-dessus des maisons, moi je ne sais pas faire ! », a-t-il lancé, légèrement agacé. En vain. Quand des Mahorais sont en colère, il n’y a pas de discussion ou de compromis possible, nous sommes-nous aperçus.
Sur ces entrefaites, nous sommes revenus au foyer de Longoni pour constater que la réunion avait pris une toute autre tournure que celle qu’elle avait au départ : une femme en salouva était en train d’invectiver la foule en shimaore. Tout le monde était debout et les membres de l’EPFAM et de l’Harappa étaient visiblement dépassés par les évènements. L’image des chatouilleuses nous est évidement venu tout de suite à l’esprit. Quand Mayotte est en colère, le spectre des chatouilleuses n’est jamais bien loin. Le pouvoir de ces femmes, transmis de génération en génération, est toujours présent pour veiller sur les intérêts supposés de Mayotte. La question est de savoir combien de temps la population de l’île aux parfums pourra préserver ses traditions et lois orales alors que sa population a elle-même choisi de devenir française et devrait donc normalement comprendre qu’elle doit se conformer au droit français. Comme dit la sagesse populaire « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Mais les villageois de Longoni ne l’entendent pas de cette oreille : pour eux c’est une question de politique locale et de supposée corruption d’Assani Saindou Bamcolo. « Vous êtes juste là pour encaisser de l’argent sur notre dos », s’est pris de plein fouet Sylvia Frey au cours de cette réunion alors qu’elle tentait péniblement d’expliquer une énième fois le projet à la population.
Cette réunion est à l’image de Mayotte, île sur laquelle deux mondes et donc deux façons de voir le monde cohabitent en parallèle sans qu’aucun pont ne se crée entre les deux mentalités. Les Mahorais ont souhaité devenir le 101ème département français alors que certains ne souhaitent pas vraiment se soumettre au droit français. De la même manière, les Français issus des autres départements ne font aucun effort pour comprendre la mentalité mahoraise. Chacun n’a vu que ses propres intérêts personnels, qu’ils soient géopolitiques ou financiers, sans prendre en compte la question de la différence de mentalité. Or cette différence n’a pas fini de poser problème dans le 101ème département. La ZAC de Longoni n’en est que l’exemple le plus récent, mais c’est cette incommunicabilité entre les mondes qui freine le développement de l’île au lagon.
Nous avons demandé à Yves-Michel Daunar, soit dit en passant ancien directeur de l’agence des 50 pas géométriques de Martinique, comment il envisageait de résoudre le problème à terme. « Par le dialogue », nous a-t-il répondu. Nous lui souhaitons bien du courage !
Nora Godeau
Comments are closed.