Les médecins au chevet du système de santé de Mayotte. Les nouvelles ministres de la Santé, Agnès Buzyn, et des Outre-mer, Annick Girardin, sont à peine installées qu’elles ont déjà sur leur bureau un long rapport de 82 pages sur l’organisation des soins à Mayotte et La Réunion. Il est signé par le conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) qui est revenu fin 2016, deux ans après sa dernière visite pour «apprécier les évolutions de la situation».
Il en ressort un document d’analyse avec des recommandations précises et ciblées pour tenter de donner de l’air à un système de santé asphyxié: en 2015, le CHM a dénombré 37.000 séjours, 50.000 passages aux urgences et 400.000 consultations dans les dispensaires, le tout avec… 200 praticiens et seulement 362 lits (une densité 3 fois plus faible qu’à La Réunion). Ce qui amène à faire des choix, en particulier pour les Evasan: «La détresse vitale prend alors le pas sur la prise en charge des maladies aiguës ou chroniques», dénonce le CNOM.
Le rapport n’est pas un texte à charge, la délégation expliquant que la préfecture en lien avec l’ARS a «parfaitement conscience» de la réalité sanitaire et «développe les moyens qui sont les siens pour tenter d’y remédier». Mais ces moyens, alloués par l’État, «paraissent encore insuffisants à la délégation, qu’il s’agisse de moyens proprement financiers, d’équipements, de sécurité sur le territoire, de dispositions statutaires adaptées pour les médecins, ou du besoin de solutions spécifiques à l’état sanitaire du territoire qui ne sauraient être des solutions dégradées.»
Le CNOM note d’ailleurs, comme la Cour des comptes, que «l’effort budgétaire de l’Etat en 2014 par habitant était inférieur de 30 à 60% pour un Mahorais par rapport à un habitant de La Réunion, de Guadeloupe, de Martinique ou de Guyane».
Les infirmiers et les sages-femmes pour vacciner
Le Conseil de l’Ordre relève que «les missions de santé publique, comme la prévention, le dépistage et l’éducation à la santé, qui relèvent de l’État et des collectivités territoriales, restent embryonnaires alors qu’elles représentent un moyen essentiel d’amélioration de l’état sanitaire de la population.»
Dans ces conditions, il est évident que «l’objectif affiché en 2009 de réduction de la mortalité maternelle et infantile demeure hors de portée». Sur la vaccination, nous sommes aussi très loin d’un taux de 95% chez les enfants, la PMI étant «également dans une situation hautement préoccupante» et le vice-rectorat ne disposant que de 3 médecins scolaires et de 41 infirmières pour 89.000 élèves.
Pour y remédier, le CNOM recommande de déléguer des actions de vaccination à des infirmiers formés et d’impliquer fortement les sages-femmes, à la fois pour la vaccination de la femme enceinte, son entourage et l’enfant à naître.
Concernant le repérage des troubles visuels chez l’enfant, l’Ordre se félicite de l’initiative engagée dans certains établissements scolaires. Il a également pris attache avec le Conseil National Professionnel de l’Ophtalmologie, le Syndicat National des Ophtalmologistes de France et le Service d’ophtalmologie pédiatrique de l’Hôpital Necker-Enfants malades de Paris, pour mettre en place une formation des personnels nécessaires par «e-learning», avant un processus plus ambitieux.
L’armée pour pallier aux manques
Et en matière de propositions pour la prise en charge de la population, le CNOM est sans tabou. Face à un service public hospitalier ou en dispensaires sous-dimensionné et un secteur libéral qui continue de se réduire (15 médecins généralistes libéraux et 7 spécialistes), les médecins en appellent à l’armée! «En attente du déploiement des équipements et des moyens humains tant dans le secteur public que dans le secteur privé, le CNOM s’interroge sur une solution additionnelle qui serait de s’appuyer sur les expertises, les moyens et les contributions du Service de Santé des Armées (SSA) dans les spécialités faisant cruellement défaut à Mayotte, telle l’ophtalmologie par exemple», explique le rapport.
Mayotte, un «danger sanitaire en puissance»
Le CNOM se place aussi sur le terrain économique et il «s’interroge sur le point de savoir si un statut temporaire de zone franche, non seulement dans le secteur médical et sanitaire, mais dans tous les domaines économiques, ne serait pas de nature à accélérer le développement et le processus de départementalisation de l’Ile.»
Bien sûr, l’état de notre système de santé nous impacte très directement, mais bien au-delà, le CNOM insiste sur la dimension nationale du problème: Mayotte est «un danger sanitaire majeur en puissance», soulignent les médecins. Car le risque de propagation d’épidémies ou de maladies infectieuses recensées à Mayotte vers La Réunion ou la métropole est réelle. On parle de tuberculose, de fièvre de la vallée du Rift, de fièvre jaune, mais aussi de maladies «qu’on pensait ne plus voir en France», comme la lèpre, la typhoïde ou le choléra. Peut-être de quoi susciter un sursaut salutaire à Paris ?
RR
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Quelques propositions du CNOM :
•Accélérer la mise en place de la CMU-C et de l’ACS afin que les assurés sociaux de Mayotte puissent accéder aux soins dans de meilleures conditions et permettre aux assurés sociaux d’avoir recours au secteur libéral en instaurant la dispense du reste à charge pour ceux qui réunissent les conditions d’attribution de la CMU-C et de l’ACS.
•Envisager l’instauration d’une AME contrôlée.
•Pour limiter les arrivées de clandestins et «réduire la vague qui submerge les moyens humains et techniques tant au CHM que dans les dispensaires», renforcer des coopérations françaises et internationales pour développer les équipements sanitaires, matériels et humains, dans l’archipel des Comores et à Madagascar.
•Renforcer la médecine générale de premier recours, sur les deux îles, dans toutes leurs formes d’exercice.
•«Réduire les écarts entre besoins et offres de soins en augmentant progressivement le nombre de lits dans les spécialités sous-dotées». Nous ne disposons par exemple que de 12 lits en psychiatrie, un nombre «bien au-dessous des besoins, ce qui conduit à des suivis en ambulatoire inadaptés aux situations et aux troubles présentés».
•Mise au norme des blocs opératoires du CHM et en augmenter le nombre, pour permettre une chirurgie programmée, «ce qui aura d’ailleurs un impact direct sur la capacité à recruter des praticiens» et tous les corps de métiers.
•Prendre une mesure dérogatoire d’agrément administratif, afin que les chirurgiens puissent exercer leurs activités pédiatriques sans craintes de poursuites judiciaires, tant dans les situations d’urgence qu’en chirurgie programmée, lorsque l’évacuation sanitaire n’est pas impérative.
•Rendre attractifs les recrutements pérennes en activant des mesures incitatives comme une évolution de carrière améliorée pour ces praticiens, des possibilités de retour dans leur poste d’origine, ou des avantages sociaux en matière points de retraite, par exemple. Le CNOM propose aussi de redéfinir l’indemnité particulière d’exercice (IPE) qui vise, actuellement à attirer des professionnels pour 4 ans.
•Favoriser les terrains de stage proposés aux internes en médecine générale pour espérer générer des implantations sur l’Ile.
•Soutenir l’initiative du vice-rectorat visant à la création d’une «filière mahoraise» pour identifier des lycéens prédisposés à réussir dans un cursus universitaire en santé.
•Faire appliquer à Mayotte la Convention nationale établissant les relations des médecins libéraux avec l’Assurance maladie.
•Soutenir les collectivités locales pour qu’elles aient les moyens d’assurer leur compétence en santé et social et impliquer le Conseil départemental dans une politique volontariste pour construire l’offre de soins libérale et publique à Mayotte. «L’Ordre doit être un promoteur de cette politique territoriale en incitant l’association des maires à entreprendre un programme immobilier qui permettrait à la fois de sécuriser les cabinets médicaux et le logement personnel des médecins. Un projet est en cours de réalisation sur Petite Terre. Il est absolument indispensable que le conseil départemental profite de cette opportunité immobilière pour organiser une offre de soins à ce niveau.»
•La création du groupement hospitalier de territoire (GHT) à l’échelle de l’océan Indien, avec des établissements distants de 1.400km, suscite aussi de nombreuses réserves. Le CNOM appelle tout de même à une «mutualisation des services généraux et des équipements», à «une meilleure présence des chirurgiens du CHU à Mayotte, par spécialité et par rotation», à un soutien du projet du CHU de créer un parcours du patient mahorais au CHU» pour désamorcer des conflits.
•Concernant les Evasan, les médecins recommandent d’élargir les évacuations vers d’autres centres hospitaliers en métropole pour l’accueil de patients que le CHU de La Réunion ne pourrait accueillir.
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